Nakba : la voix étouffée des « nouveaux historiens »

Dimanche après-midi, l’Institut du monde arabe nous avait conviés, l’historien Elias Sanbar, le député à la Knesset Ayman Odeh et moi à croiser nos regards sur l’expulsion des Palestiniens en 1947-1949. Anaïs Abou Hassira animait la rencontre. Voici le texte de mon intervention.

« Nous avons des documents explicites témoignant [que les Palestiniens] ont quitté la Palestine en suivant les instructions de dirigeants arabes, le mufti en tête, et sur la base de l’hypothèse que l’invasion des armées arabes […] détruirait l’État juif et pousserait tous les Juifs à la mer. »

Cette négation de la Nakba est signée du premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion. C’est à la tribune de la Knesset, en 1961, que l’organisateur de l’expulsion de plus des deux tiers des Palestiniens durant la guerre de 1947-1949 accuse ainsi…ses victimes !

Toujours en 1961, l’historien palestinien Walid Khalidi décrypte l’expulsion organisée en 1948 dans son essai « Plan Dalet : Master Plan for the Conquest of Palestine ([1]) ». Depuis, il n’a cessé de dénoncer la version officielle de l’historiographie israélienne, comme en témoignent deux recueils publiés chez Sindbad : Nakba 1947-1948 et 1948. La première guerre israélo-arabe ([2]). Sans oublier la remarquable synthèse d’Elias Sanbar : Palestine 1948. L’Expulsion ([3]).

Mais, durant des décennies, les chercheurs palestiniens n’ont guère d’écho. Et pourtant, comme le note Nur Masalha, « l’histoire et l’historiographie ne devraient pas nécessairement être écrites, exclusivement ou essentiellement, par les vainqueurs ([4]) ». C’est la déclassification (partielle) des archives israéliennes, 30 ans après, qui ouvre une première brèche.

Car une école de « nouveaux historiens ([5])» en tire des documents qui déconstruisent le « récit » officiel. Leur pionnier s’appelle Benny Morris, et son premier livre The birth of the Palestinian refugee problem ([6]). Sa thèse ? « Le problème palestinien, assure-t-il, est né de la guerre, et non d’une intention, juive ou arabe ([7]). »

Reste que Benny Morris fut le premier à y trouver de quoi réécrire l’histoire :

  • les archives ne contiennent pas, écrit-il, de « preuve attestant que les États arabes et le Haut Comité arabe [HCA, palestinien] souhaitaient un exode de masse ou qu’ils aient publié une directive générale ou des appels invitant les Palestiniens à fuir([8]) » ;
  • les fameuses exhortations des radios arabes au départ sont une invention ([9]), comme le prouvent leurs programmes enregistrés par la BBC ;
  • l’expulsion commence dès la fin 1947. Le premier bilan dressé par les Services de renseignement de la Hagana évalue à 391 000 le nombre de Palestiniens partis avant la Déclaration d’indépendance d’Israël. Et il estime à 73 % les départs directement provoqués par les forces juives. Dans 22 % de cas, il met en cause les « peurs » de la population palestinienne. Et seuls 5 % ont suivi des appels arabes locaux à la fuite…
  • Benny Morris discerne dans le plan Dalet une indiscutable dimension d’expulsion. Son « essence , précise-t-il ([10]), était « de chasser toutes les forces hostiles et potentiellement hostiles de l’intérieur du territoire futur de l’État juif, d’établir une continuité territoriale entre les principales concentrations de population juive et d’assurer la sécurité des futures frontières avant l’invasion arabe attendue. Comme les irréguliers arabes étaient basés et cantonnés dans les villages, et comme les milices de nombreux villages participaient aux hostilités contre le Yichouv, la Hagana considérait la plupart des villages comme activement ou potentiellement hostiles »;
  • à partir de juillet 1948, la volonté de de généraliser l’épuration ethnique ne fait plus le moindre doute. Un symbole : l’opération de Lydda et de Ramleh, le 12 juillet 1948. « Expulsez-les ! » a dit David Ben Gourion à Igal Allon et Itzhak Rabin ([11]), qui déportent en Jordanie 70 000 civils. Peu après, à Nazareth, découvrant la population arabe restée sur place, Il s’exclame : « Qu’est-ce qu’ils font ici ? »;
  • Benny Morris insiste sur ce qu’il appelle le « facteur atrocité ». Le massacre de Deir Yassine a été précédé et suivi de plusieurs dizaines d’autres ;
  • c’est un « Comité du transfert » (sic) qui coordonne les opérations. Son responsable, Yossef Weitz écrivait, dans son Journal, 8 ans plus tôt : « Il n’y a pas de place pour deux peuples dans ce pays […]  et la seule solution, c’est la Terre d’Israël sans Arabes […] Il n’y a pas d’autre moyen que de transférer les Arabes d’ici vers les pays voisins([12]) » ;
  • Ben Gourion défend lui aussi depuis longtemps l’idée de « transfert » : c’est pourquoi il a incité le mouvement sioniste à accepter, en 1937, le plan Peel, qui prévoyait le déplacement de nombreux Arabes hors de l’État juif envisagé ;
  • ces Palestiniens qu’il expulse, Israël fait aussi main basse sur leurs biens. L’été 1948, montre Morris, voit se généraliser la politique de destruction des villages arabes, puis, de plus en plus, leur simple restructuration pour accueillir les nouveaux immigrants juifs. La Loi sur les «propriétés abandonnées » légalise en décembre 1948la confiscation des biens de tout Palestinien « absent » ([13]) ;
  • Morris documente les responsabilités du Premier ministre. « Ben Gourion, conclut-il, voulait clairement que le moins d’Arabes possible demeurent dans l’État juif. Il espérait les voir partir. Il l’a dit à ses collègues et assistants […]. Mais Ben Gourion s’est toujours abstenu d’émettre des ordres d’expulsion clairs ou écrits ; il préférait que ses généraux “comprennent” ce qu’il souhaitait les voir faire. Il entendait éviter d’être rabaissé dans l’histoire au rang de “grand expulseur” et ne voulait pas que le gouvernement israélien soit impliqué dans une politique moralement discutable ([14]).»

Et pourtant l’historien conclut à l’absence de toute préméditation. 17 ans plus tard, Morris a fini par soutenir la répression de la Seconde Intifada. Et,  dans une interview  ([15]), il a reconnu le caractère planifié de cette épuration : « Dans certaines conditions, une expulsion n’est pas un crime de guerre. Je ne pense pas que les expulsions de 1948 étaient des crimes de guerre. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. » Car, poursuivait Morris, « un État juif n’aurait pas pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens. Il était donc nécessaire de les déraciner. Il n’y avait pas d’autre choix que d’expulser cette population. »

Cette dérive du citoyen n’a pas pour autant amené l’historien à renier ses recherches. Au contraire, écrit-il, « de nouveaux documents ont révélé des atrocités dont je n’avais pas connaissance […] Une partie encore plus importante de l’exode a été déclenchée par des actes et des ordres d’expulsion explicites, bien davantage que je ne l’indiquais dans The birth ([16]). »

Ilan Pappé, lui, n’a pas attendu 2004 pour parler d’« épuration ethnique ». Il reproche aux « nouveaux historiens » de s’être appuyés exclusivement sur les archives, considérées comme l’expression d’une « vérité absolue ». Cela les a conduits à une appréhension déformée de la réalité. S’ils s’étaient tournés vers l’histoire orale, y compris arabe, ils auraient pu mieux saisir la « planification systématique derrière l’expulsion des Palestiniens en 1948 ». D’où l’objectif que Pappé assigne à son livre majeur, The Ethnic Cleansing of Palestine ([17]) : « Défendre le paradigme du nettoyage ethnique et le substituer à celui de guerre ».

Son récit s’ouvre sur la « Maison rouge », cet immeuble Bauhaus de Tel-Aviv servant de QG à la Hagana. Le 10 mars 1948, 11 hommes « apportent la touche finale à un plan de nettoyage ethnique de la Palestine. Le soir même, des ordres militaires sont diffusés aux unités sur le terrain afin qu’elles préparent l’expulsion systématique des Palestiniens de vaste zones du pays. Ces ordres comprenaient une description détaillée des méthodes à employer pour chasser les gens par la force ». 6 mois après, « plus de la moitié de la population autochtone de la Palestine, soit près de 800 000 personnes, avait été déracinée, 531 villages détruits et onze villes vidées de leurs habitants ».

Pour Pappé, ce plan du 10 mars et « sa mise en œuvre systématique dans les mois suivants constituent donc un cas évident d’opération de nettoyage ethnique, lequel est désormais considéré par la loi internationale comme un crime contre l’humanité ».

Il est évidemment impossible de résumer ici ce livre. Je ne citerai qu’un fait qui récuse la thèse d’une expulsion non planifiée : la constitution, dès avant la Seconde Guerre mondiale, d’un fichier de tous les villages arabes. « L’actualisation définitive des dossiers des villages, précise l’historien, se déroula en 1947. Elle se focalisa sur la constitution de listes de personnes “recherchées” dans chaque village. En 1948, les troupes juives utilisèrent ces listes pour les opérations de recherche et d’arrestation qu’elles conduisaient dès qu’elles occupaient une localité. Les hommes étaient alignés et ceux qui figuraient sur les listes étaient identifiés, souvent par la même personne qui avait fourni les informations à leur sujet (…), la tête recouverte d’un sac avec deux yeux afin de ne pas être reconnue. Les hommes ainsi choisis étaient souvent abattus sur le champ. »

Lorsqu’il écrit ces lignes, Ilan Pappé a quitté Israël pour le Royaume-Uni et l’Université de Haïfa, où il enseignait depuis plus de vingt-trois ans, pour celle d’Exeter. À l’origine, la polémique à propos du massacre de Tantura.

Ce village portuaire de quelque 1 600 habitants arabes, au sud de Haïfa, est attaqué dans la nuit du 22 au 23 mai 1948 par la brigade Alexandroni. Après de brefs combats, les soldats assassinent entre 200 et 250 Palestiniens et expulsent les autres vers le village voisin de Fureidis, dont des ouvriers devront venir enterrer les cadavres à côté de la plage de Tantura : les fosses se trouvent sous l’actuel parking du kibboutz construit après.

Un demi-siècle après la tragédie, un étudiant, Theodor Katz, soutient à l’Université de Haïfa une thèse, qui obtient la note exceptionnelle de 97/100. Il faut dire qu’il a passé 2 ans à recueillir 135 témoignages oraux, pour moitié juifs et pour moitié arabes : plus de 140 heures d’enregistrements !

Contradictoires, ceux-ci ne laissent cependant aucun doute : des combattants juifs ont bien perpétré, dans le village qu’ils contrôlaient depuis le matin, un terrible massacre – terme que la thèse n’utilise pas…

Le scandale éclate lorsque, le 21 janvier 2000, le quotidien Maariv publie un article fondé sur les travaux de Katz. Des anciens de l’Alexandroni poursuivent alors l’étudiant en diffamation, l’accusant de les avoir mal cités. Le procès s’ouvre en décembre. Non seulement la juge n’appelle aucun témoin à la barre, ni palestinien, ni juif, mais elle refuse que le tribunal écoute les enregistrements réalisés par l’étudiant.

Lors d’une réunion nocturne, en l’absence de son avocat, Katz signe une rétractation stipulant qu’il ne s’agissait effectivement pas d’un « massacre ». Le lendemain matin, il demande à la juge de le laisser poursuivre sa défense. Elle refuse. De son côté, l’Université « suspend » la thèse. Lors de la soutenance par Katz de sa version définitive, en décembre 2002, un comité anonyme la rejette – d’un point…

Le scandale de Tantura comporte une double leçon. Il témoigne d’abord des efforts de l’État et de ses Universités, après 20 ans de défensive face à la percée de la « nouvelle histoire », pour passer à l’offensive. Celle-ci commence avec l’arrivée d’Ariel Sharon au pouvoir, en 2001. Elle redouble avec celle de Netanyahou, en 2009.

Mais la réalisation en 2021 par Alon Schwarz de son remarquable documentaire, Tantura, permet d’espérer en une seconde leçon : l’étouffement de l’histoire n’empêche jamais la vérité de faire son chemin, aussi tortueux et long qu’il puisse être ([18]).

NOTES

([1]) In Middle East Forum, novembre 1961, republié avec un nouveau commentaire par le Journal of Palestine Studies, vol. XVIII, n° 69, 1988.

([2]) Sindbad/Actes Sud, Paris, respectivement 2012 et 2013.

([3]) Les livres de la Revue d’études palestiniennes, Paris, 1984.

([4]) Nur Masalha, « 1948 and After revisited », Journal of Palestine Studies 96, publié par University of California Press for the Institute of Palestine Studies, Berkeley, vol. XXIV, n° 4, été 1995.

([5]) Leurs livres les plus importants sont : Simha Flapan, The Birth of Israel, Myth and Realities, Pantheon Books, New York, 1987 ; Tom Segev, 1949. The First Israelis, Free Press MacMillan, New York Londres, 1986 ; Avi Schlaïm, Collusion across the Jordan. King Abdallah, the Zionist Movement and the Partition of Palestine, Clarendon Press, Oxford, 1988 ; Ilan Pappé, Britain and the Arab-Israeli Conflict, 1948-1951, MacMillan, New York, 1988, et The Making of the Arab-Israeli Conflict, 1947-1951, I. B. Tauris, New York, 1992 ; et Benny Morris, The Birth of the Palestinian Refugee Problem, 1947-1949, Cambridge University Press, Cambridge, 1987, et 1948 and After. Israel and the Palestinians, Clarendon Press, Oxford, 1990.

([6]) Cambridge University Press, Cambridge, 1987.

([7]) Benny Morris, The birth…, op. cit.,p. 286.

([8])The Birth…, op. cit, p. 129.

([9]) Voir Erskine Childers, « The Other Exodus », The Spectator Magazine, Londres, 12 mai 1961, cité par Nadine Picaudou, Les Palestiniens, un siècle d’histoire, Éditions Complexe, Bruxelles, 1997, p. 115.

([10]) The Birth…, op. cit, p. 62.

([11]) Récit censuré dans les Mémoires de Rabin, mais publié dans le New York Times le 23 octobre 1979.

([12])1948 and After, op. cit., chapitre 4.

([13]) Cité par Simha Flapan, op. cit., p. 107. Israël met la main sur 73 000 pièces d’habitation dans des maisons abandonnées, 7 800 boutiques, ateliers et entrepôts, 5 millions de livres palestiniennes sur des comptes en banque et – surtout – 300 000 hectares de terres.

([14]) Benny Morris, The birth…, op. cit., pp. 292-293.

([15]) Haaretz, Tel-Aviv, 8 janvier 2004.

([16]) Cf. sa contribution au livre collectif 1948 : La guerre de Palestine, Autrement, 1998.

([17]) Le Nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, Paris, 2008.

([18]) Lire https://blogs.mediapart.fr/dominique-vidal/blog/150223/nakba-la-preuve-par-tantura