Contexte: Ce texte fait suite à une communication officielle de la Présidente de l’Unistra en date du 9 octobre 2025 accusant les étudiant-e-s mobilisé-e-s pour la Palestine de « violence ». Il s’inscrit, de manière plus générale, dans un contexte marqué par des tentatives récurrentes de disqualification d’un mouvement pacifique de soutien à la Palestine. Pour une information plus complète, vous pouvez vous reporter au lien suivant: https://blogs.mediapart.fr/pascal-maillard/blog/161025/gaza-il-faut-aussi-faire-la-paix-sciences-po
Nous ne pouvons que déplorer la tournure que prend, dans notre université — une fois encore —, le débat autour de la situation à Gaza.
Alors que nous espérions que les tensions délétères de l’année dernière relevaient enfin du passé, nous assistons, atterrés, à une nouvelle dégradation, que nous ne pouvons que regretter, consternés du peu de cas qui est fait de la nécessaire discussion, fût-elle animée, autour de ces enjeux.
Nous déplorons encore de devoir prendre la plume pour entrer dans le jeu des communiqués et des contre-communiqués qui n’ont d’autre effet que de satisfaire les déjà convaincus et d’agacer les autres. Nous préférerions seulement enseigner et mener nos recherches, car là est notre métier. De même que les étudiants·es mobilisés·ées, encore fatigués·ées et pour beaucoup meurtris·es par les amères expériences de l’année passée, préfèreraient faire ce qu’ils et elles aiment : étudier sereinement et tranquillement. Se laisser le temps de la réflexion. Jouir du nécessaire luxe de penser le monde, de le refaire, d’imaginer demain.
Mais voilà, les récents événements ne peuvent nous laisser silencieux, parce qu’il en va de l’honneur des étudiants·es mobilisés·ées qui, une fois encore, doivent, du haut de leurs 18 ou 20 ans, assumer leurs convictions face à l’hostilité d’un monde qui feint de les entendre mais ne les écoute pas. Parce qu’il en va aussi de notre attachement au sens des mots, mais aussi des valeurs qui nous animent : la liberté de s’indigner, l’égalité entre les peuples, la fraternité entre les Hommes.
Aussi, nous sommes particulièrement troublés à la lecture des mots de la présidence de l’université, qui dresse un parallèle aberrant entre la mobilisation des étudiants et les tags indignes, lamentablement inscrits sur les murs de l’IEP. Alors que le comité Palestine n’a cessé de clamer non seulement qu’il n’est pas à l’origine de ceux-ci, mais, plus encore, qu’il condamne sans ambiguïté ce discours comme cette méthode. Alors que ces étudiants doivent s’épuiser, chaque jour et depuis plus d’un an, à combattre le terrible amalgame qui, pour délégitimer leur cause, l’identifie à l’antisémitisme qui a balafré notre continent.
Celles et ceux qui s’adonnent à ce jeu dangereux ont-ils conscience de l’injure qui leur est faite et de la violence qui leur est imposée ? Est-il si impensable de les imaginer s’indigner conjointement et de l’immondice de ces tristes inscriptions et du tapis de bombes déversé sur Gaza ? Alors que ces deux plaies sont faites du même poison : celui du racisme, de l’intolérance et de la barbarie. Ce que sème Israël aujourd’hui, n’est rien d’autre que des décennies de rancœur et de violences à venir, d’instabilité régionale et, finalement, de souffrances pour toutes celles et tous ceux qui ne demandent qu’à vivre en paix. Est-ce si impossible de concevoir que s’opposer fermement à l’obscur projet politique du gouvernement israélien, c’est aussi œuvrer à rendre la dignité à sa population, dont la sécurité même est sacrifiée par ses dirigeants.
Non, s’opposer à la politique extérieure de l’État israélien — belliqueuse, expansionniste et largement condamnée par un grand nombre d’organisations internationales — n’a rien d’antisémite. C’est simplement agir en citoyen d’ici et du monde. C’est se battre, avec de modestes moyens, contre l’indifférence qui détruit nos valeurs démocratiques. C’est refuser la violence brute qui, de Gaza à l’Ukraine, impose la loi du plus fort, du mieux armé, au mépris du droit international, de la paix entre les peuples et, tout simplement, du droit de vivre.
Alors que nous devrions être fiers de voir nos étudiants·tes se saisir de ces enjeux, oser prendre la parole, lutter contre le renoncement aux principes qui nous animent toutes et tous, nous ne pouvons supporter de les voir plus longtemps accusés du pire, de l’inverse de ce qu’ils sont et défendent. Cette jeunesse, la nôtre, fait ce qu’il faut, ce qu’elle peut, pour être à la hauteur de l’Histoire.
Aussi, nous prenons la parole pour clamer haut et fort que non, leurs revendications ne sont pas « prétendument » humanistes. Si leur opposition à la politique extérieure israélienne, si leur indignation devant l’immobilisme de nos dirigeants face au massacre en règle — puisque utiliser le terme de génocide devient un motif de stigmatisation — de plusieurs dizaines de milliers de civils, hommes, femmes et enfants, est qualifiée de « violence », alors nous ne pouvons qu’alerter sur la dangereuse dérive qui se joue au sein même de nos universités.
Quand les mots sont détournés sans cesse de leur signification véritable, c’est notre capacité à décrire le réel qui est menacée. C’est notre métier qui perd de son sens. C’est l’obscurantisme, le vrai, qui gagne encore du terrain.
Pendant ces longs mois de mobilisation, nous n’avons jamais entendu la moindre parole antisémite. Aucun étudiant de confession juive n’a été pris à partie. Aucun appel à la haine n’a été prononcé. Aucun geste agressif n’est venu entacher le mouvement. Il faut cesser de sous-entendre le contraire.
De quelle violence sont donc accusés nos étudiants·es ? De se réunir sur une place, avec quelques drapeaux ? De quoi les accuse-t-on exactement ? D’oser contredire les adultes qui les enjoignent de rentrer dans le rang ? De faire trop de bruit ? Alors que nos générations ont aussi eu, parfois, le courage de se saisir — de Mai 68 au mouvement contre le CPE — comme acteurs politiques ?
La jeunesse a le droit, sinon le devoir, de faire du bruit. De nous déstabiliser, parfois. De nous bousculer dans nos certitudes. Si elle ne s’empare pas de ce rôle impérieux, elle n’est plus d’aucune utilité. Tant qu’elle n’enfreint aucune des valeurs fondamentales qui font ce que nous sommes, la faire taire n’est pas seulement odieux, c’est ouvrir la voie aux passions tristes et mortifères qui, chaque jour, se déchaînent sans cesse davantage.
Songeons à nos étudiants.es, qui doivent grandir et se construire dans un monde incomparablement plus angoissant que celui que nous avons eu le privilège de connaître, parfois inconscients de notre chance. Guerre en Europe, tensions mondiales, réveil des nationalismes, dérèglement climatique, effondrement des services publics, replis identitaires… Comment ne pas laisser à cette jeunesse consciente et engagée le droit d’essayer, au moins, d’oser investir d’autres perspectives ?
La démocratie, pour vivre et perdurer, ne peut que tolérer l’expression d’un certain désordre, mesuré et pacifique, parfois bruyant, toujours chaleureux, souvent festif : telle est sa nature. Ne devenons pas ce pays silencieux face à l’inacceptable et résigné devant les horreurs de notre temps. Puisque les grands mots siéent à ce genre de tribune, n’y allons pas par quatre chemins : l’Histoire nous a déjà impitoyablement montré qu’une telle voie ne conduit qu’au déshonneur.
Il y a bien des façons de débattre de la situation à Gaza. C’est chose nécessaire, et c’est le rôle de notre institution : donner les outils pour se forger une opinion éclairée, dévoiler la complexité des choses, permettre la libre expression des divergences. L’université française dispose de tant de philosophes, juristes, sociologues, politistes ou historiens dont la formation rigoureuse et le sérieux scientifique pourraient garantir un échange contradictoire mais exigeant. Il y a, sur ce sujet terrible, mieux à faire que de laisser entendre des propos ambigus, ou qui relativisent le drame de chaque vie humaine sacrifiée à Gaza sur l’autel de projets politiques funestes ou d’une improbable sécurité qu’aucune arme ne pourra jamais offrir. L’université de Strasbourg ne doit pas devenir un plateau de CNews, mais demeurer ce qu’elle doit être : un espace d’échanges, de controverses maîtrisées mais vivantes, d’exigence citoyenne.
Les jeunes que nous formons feront la société de demain. Doivent-ils et elles grandir sous la chape de plomb qu’on laisse s’abattre sur eux, ou s’émanciper par le savoir et l’engagement, comme nous avons, nous-mêmes, pu le faire ?
Ne déterrons pas la hache de la discorde, si difficile à enterrer il y a seulement quelques mois, mais ne taisons pas pour autant les désaccords qui peuvent traverser notre communauté. Seulement, exprimons-les avec les outils qui sont les nôtres : les faits et non la désinformation, l’intégrité scientifique et non l’amalgame, l’humanisme et non le cynisme.
Écoutons nos étudiant.es indignés·ées, tant qu’il est encore temps. Ils et elles ont des choses essentielles à nous dire, à nous, enseignants·es si prompts·es, par l’effet de notre profession, à toujours nous croire dans le vrai. Le miroir qu’ils et elles nous tendent laisse sans doute voir une image moins élogieuse que nous l’espérions, mais ce reflet n’est sans doute pas totalement faux.
Soyons à la hauteur des enjeux. Nos étudiants·es, eux, le sont.
Premiers signataires:
Vincent Lebrou, maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, enseignant à Sciences Po Strasbourg
Valérie Lozac’h, professeure à Sciences Po Strasbourg
Benjamin Chevalier, professeur agrégé à Sciences Po Strasbourg
Elsa Rambaud, maîtresse de conférences à Sciences Po Strasbourg
Vincent Dubois, professeur à Sciences Po Strasbourg
Jeremy Sinigaglia, maître de conférences à Sciences Po Strasbourg
Margaux Lucas-Nowacki, ATER à Sciences Po Strasbourg
Victor Demenge, maître de conférences contractuel à Sciences Po Strasbourg
Hugo Canihac, maître de conférences à Sciences Po Strasbourg
Léonard Colomba-Petteng, maître de conférences à Sciences Po Strasbourg
Raphaël Challier, Chargé de recherche CNRS, enseignant à Sciences Po Strasbourg
Théophile Leroy, ATER à Sciences Po Strasbourg
Mélodie Foubert, ATER à Science Po Strasbourg
Autres signataires (Unistra):
Philippe Gillig, maître de conférences à l’université de Strasbourg
Florent Piton, maître de conférences à Sciences Po Strasbourg
Pascal Maillard, professeur agrégé à l’Université de Strasbourg
Maeva Le Roy, post-doctorante à L’Université de Strasbourg
Tibissaï Guevara-Braun, post-doctorante à l’Université de Strasbourg
Thierry Ramadier, directeur de recherche CNRS
Mathias Thura, maître de conférences à l’université de Strasbourg
Fleur Laronze, maître de conférences à l’université de Haute Alsace et à l’université de Strasbourg
Valentina Grossi, maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg
Laurence Granchamp, maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg
Elsa Grassy, maîtresse de conférences à l’université de Strasbourg
Isabelle Laboulais, professeure à l’université de Strasbourg
Suzy Michel, professeur agrégé à l’université de Strasbourg
Alexandre Dupont, maître de conférences à l’université de Strasbourg
Fabien Brugière, maître de conférences à l’université de Strasbourg
Eran Shuali, maître de conférences à l’université de Strasbourg
Michel Koebel, professeur émérite à l’université de Strasbourg
Nicolas Handtschoewercker, post-doctorant à l’ENSA de Strasbourg
Thomas Brunner, maître de conférences à l’université de Strasbourg
Anne-Christine Bronner, ingénieure CNRS
Valérie Benelhadj, PRCE à l’université de Strasbourg
Roland Pfefferkorn, professeur émérite de sociologie, université de Strasbourg
Valeran MAYTIÉ, doctorant à l’université de Strasbourg
Elena Tagliani, doctorante à l’Université de Strasbourg
Stéphanie Dupouy, MCF Université de Strasbourg
Laurent Mourey, professeur agrégé
Lauren Bakir, Ingénieure de recherche CNRS
Autres signataires (hors Unistra):
Federmann Georges Yoram, psychiatre-gymnopédiste
Françoise de Turckheim, médecin (67)
Gildas Loirand, MCF (ER)
Laurène Assailly, postdoctorante, ancienne ATER à Sciences Po Strasbourg
Yiorgos Vassalos, docteur en science politique de l’Université de Strasbourg
Willy Beauvallet, docteur en Science politique de l’Université de Strasbourg, maître de conférence à l’université Lumière Lyon 2
Ahmed Abbes, directeur de recherche au CNRS