En ignorant le meurtre de journalistes palestiniens à Gaza, leurs collègues israéliens ajoutent une insulte morale au préjudice éthique et professionnel causé par la sous-déclaration, voire l’ignorance du sort de la population civile de Gaza depuis 690 jours
Cinq autres journalistes palestiniens ont été tués lundi à Gaza dans une attaque de l’armée israélienne contre un hôpital de Khan Younis, portant à 189 le nombre de journalistes palestiniens tués à Gaza depuis le 7 octobre, selon le Comité pour la protection des journalistes.
Leurs homologues israéliens, pendant près de deux ans, jusqu’à lundi, sont restés dans l’ensemble silencieux. Le Syndicat des Journalistes Israëliens a publié hier sur les médias sociaux une rare déclaration disant qu’ils étaient “profondément choqués”. Mais il n’y a pas eu d’expression de solidarité ou de collégialité avec les journalistes palestiniens, pas d’indignation, pas d’action.
Il y a de nombreuses années, lorsque j’ai couvert la Cisjordanie et Gaza pour Haaretz, je me suis beaucoup reposé sur les reportages précis et professionnels des journalistes palestiniens, qui ont consacré beaucoup de temps et d’efforts – sans aucune compensation financière – pour aider les journalistes israéliens à obtenir les informations.
La plupart d’entre eux étaient de fiers patriotes palestiniens, qui pensaient qu’en racontant l’histoire palestinienne au public israélien, par l’intermédiaire des médias israéliens, ils servaient leur cause.
Je n’étais pas le seul. Mes collègues, correspondants en Cisjordanie et à Gaza, ont fait de même. J’avais un collègue palestinien à Naplouse, qui pendant la première Intifada a couvert la majeure partie du nord de la Cisjordanie pour le grand quotidien palestinien al-Quds. Il recevait presque tous les soirs trois ou quatre appels téléphoniques de journalistes israéliens, pour leur fournir à tous les mêmes nouvelles du jour. En arrière-plan, nous pouvions entendre sa femme préparer leurs quatre enfants pour aller au lit. Il a sacrifié des soirées entières, de à maintes reprises, pendant des années, pour nous aider.
Nos relations professionnelles se sont souvent transformées en véritables amitiés personnelles. Nous comptions sur nos collègues palestiniens, et ils ont souvent sollicité notre aide pour négocier avec les autorités israéliennes, naviguer dans la bureaucratie israélienne ou simplement pour mieux comprendre la société israélienne. Un collègue d’un quotidien palestinien, qui traduisait des articles de la presse hébraïque pour gagner sa vie, m’appelait à l’aide pour déchiffrer des expressions hébraïques obscures.
Et lorsque les autorités ont pris des mesures injustifiées et sévères contre nos collègues journalistes palestiniens, nous avons protesté.
Lorsque le gouvernement israélien a décidé d’expulser Akram Haniya, alors rédacteur en chef du quotidien al-Shaab de Jérusalem-Est, en raison de son soutien à l’Organisation de Libération de la Palestine, nous avons lancé une campagne ad hoc pour obtenir l’annulation de cette décision. Haniya n’était pas accusé de violence ou d’incitation à la violence. Les responsables des services de renseignement israéliens de l’époque m’ont dit que son activité était de nature strictement politique. J’ai ensuite publié un article dans Haaretz intitulé “We Are All Akram Haniya” et traduit une de ses nouvelles pour le supplément littéraire de Haaretz.
Haniya a néanmoins été expulsé. Plus tard, il est devenu l’un des principaux négociateurs des accords de paix de l’OLP avec Israël.
Bien sûr, ces journalistes étaient des patriotes palestiniens. Bien sûr, ils étaient engagés dans la lutte de leur peuple pour l’indépendance. Mais en tant que professionnels, leur loyauté – comme la nôtre – allait à la vérité, aux faits.
Je sais, c’était il y a longtemps. Tant de choses ont contribué à creuser le gouffre entre Israéliens et Palestiniens depuis, y compris le 7 octobre et les événements catastrophiques qui ont suivi. Oui, les relations entre Israéliens et Palestiniens ne sont plus comme avant.
Mais est-il déraisonnable d’attendre des journalistes israéliens une réaction alors que 189 journalistes palestiniens ont été tués à Gaza depuis octobre 2023, chiffre le plus élevé de tous les conflits documentés par le Comité pour la Protection des Journalistes ?
Est-il exagéré d’attendre des journalistes israéliens qu’ils réagissent avec virulence lorsque leur gouvernement assassine cinq de leurs collègues palestiniens sous une tente dans la ville de Gaza (même si la justification officielle de l’assassinat ciblé était que l’un des cinq était autrefois associé au Hamas), comme cela s’est produit au début du mois ?
Il y a plusieurs associations de journalistes en activité en Israël. Aucune d’entre elles n’a publié de déclaration concernant l’assassinat d’Anas al-Sharif et de ses quatre collègues d’Al-Jazira au début du mois. Rares sont celles qui se sont exprimées sur tant de meurtres de journalistes à Gaza depuis le 7 octobre.
Les médias israéliens s’appuient sur les journalistes de Gaza et utilisent leurs informations. Ils en ont besoin. Ne peuvent-ils pas faire plus qu’une déclaration sur les médias sociaux ?
Une poignée de reporters israéliens et internationaux pénètrent dans la bande de Gaza intégrés dans les unités des FDI. Mais les seuls reporters qui y opèrent encore en toute indépendance sont les journalistes palestiniens de Gaza. Ils risquent et sacrifient leur vie pour fournir des faits, des images et des photos. Sans eux, les organes de presse israéliens – ceux qui sont prêts à rendre compte de la situation dans la bande de Gaza – sont aveugles.
L’obligation d’exprimer son inquiétude, de faire preuve d’un minimum de solidarité, est plus qu’une question de collégialité professionnelle ou de source d’information. C’est une question d’humanité.
Le sang des journalistes palestiniens n’est pas plus rouge que les dizaines de milliers d’autres palestiniens non-combattants qu’Israël a tués à Gaza. En effet, de nombreux journalistes palestiniens n’ont pas été tués au travail mais chez eux avec leur famille. Mais, quand même, ils sont nos collègues reporters.
En ignorant leurs collègues de Gaza, les journalistes israéliens ajoutent une insulte morale au préjudice éthique et professionnel causé par le manque de couverture médiatique, voire le refus de reconnaitre le sort de la population civile de Gaza depuis 690 jours.
Au lieu de céder à la déshumanisation des Palestiniens par l’opinion publique israélienne, les journalistes israéliens devraient fournir un modèle d’humanité et de compassion. On peut dire que cette attente est naïve. J’aimerais croire que les grands médias israéliens sont encore capables d’exprimer une telle inquiétude.
Ori Nir est journaliste à Washington. Il a précédemment été correspondant à Washington et a couvert les affaires palestiniennes et les citoyens arabes d’Israël pour Haaretz.