Les arrestations Facebook : comment Israël place en détention les Palestiniens avant même de savoir si ce sont des terroristes

Israël a arrêté des centaines de Palestiniens depuis l’Intifada des loups solitaires commencée en septembre 2015, en partie en analysant les messages sur les médias sociaux. Selon les autorités ces arrestations sont légitimes, mais d’autres les voient comme une violation grave des droits humains.

L’époux de Su’ad Zariqat a été tué, écrasé, dans un accident en Israël en 2010. Depuis, cette Palestinienne de 29 ans affirme que, régulièrement, elle a publié des photos de lui sur sa page Facebook. Mais dans les premières heures du 2 décembre 2015, les forces israéliennes sont arrivées à son domicile, près d’Hébron, et l’ont arrêtée. Cela se passait en une pleine vague de violence qui avait commencé deux mois plus tôt en Cisjordanie et en Israël. C’était la deuxième fois qu’elle était arrêtée, après avoir subi une peine de prison en 2008 sur l’accusation d’avoir eu des contacts avec des organisations hostiles à Israël. Cette fois, dit-elle, on lui remit une capture d’écran d’un message Facebook qui contenait une photo de son époux, avec la légende, « Que Dieu nous unisse au paradis ».

Zariqat indique que le mot shahda (apparenté à shahid, le mot arabe pour « martyr ») dans son message Facebook semblait préoccuper son enquêteur. « Je lui ai dit que c’est un mot que nous utilisons régulièrement. Le fait que je l’ai écrit sur Facebook ne signifie pas que je suis prête à faire n’importe quoi… même si quelqu’un meurt dans un accident de voiture, et que nous l’appelons shahid ».

À la suite de son interrogatoire, Zariqat reçut un ordre pour une détention administrative de quatre mois – une détention sans jugement utilisée par Israël comme détention préventive, la plupart du temps contre des Palestiniens de Cisjordanie. Sa détention fut par la suite prolongée de quatre mois supplémentaires. La plupart des pièces au dossier des détentions administratives restent confidentielles, et ni le dossier ni l’acte d’accusation ne sont remis au défendeur.

Quand on lui a demandé comment la détention avait affecté sa vie, Zariqat a dressé un sombre tableau. Avant d’être arrêtée, dit-elle, sa vie était axée sur son souhait de terminer ses études universitaires, afin de travailler et d’aider financièrement sa famille. Depuis sa libération, cependant, elle n’a pas pu retourner à ses études et elle sort rarement de chez elle. La détention l’a changée, dit-elle, et elle l’a traumatisée.

Le cas de Zariqat n’est pas exceptionnel. Dans les premiers mois de la vague de violence commencée en septembre 2015, de nombreux Palestiniens ont été arrêtés et interrogés en lien avec leur activité sur les réseaux sociaux. Depuis octobre 2015, Israël a arrêté plus de 200 Palestiniens sur des accusations d’incitation sur les médias sociaux. Leurs avocats décrivent des circonstances et des suites d’évènements similaires à celles qui ont caractérisé l’expérience de la jeune veuve. Son profil – parente d’un martyr vivant dans la région d’Hébron – s’insère parfaitement dans le profil que les forces de sécurité israéliennes ont élaboré afin d’évaluer le niveau de menace de l’individu palestinien capable de se livrer à une attaque au couteau et à la voiture-bélier.

Selon les données du ministère des Affaires étrangères, 43 Israéliens ont été tués et 682 blessés dans des attaques terroristes en Israël et en Cisjordanie depuis septembre 2015.

Aux Nations-Unies, le bureau de la Coordination des affaires humanitaires (OCHA) indique que durant cette même période, 237 Palestiniens ont été tués, dont 167 alors qu’ils tentaient de mener une attaque contre des Israéliens. Les autres ont été tués lors de raids de l’armée israélienne et de manifestations, notamment les manifestations organisées le long de la frontière avec la bande de Gaza. Le nombre estimé des Palestiniens blessés durant cette période est de 15 000, selon les chiffres de l’OCHA.

Le lieutenant-colonel Maurice Hirsch était le procureur militaire en chef pour la Judée et la Samarie (la Cisjordanie) jusqu’à l’an dernier. Il dit que depuis septembre 2015, des dizaines de messages sur les médias sociaux, qui indiquaient apparemment une intention de leurs auteurs de perpétrer une attaque terroriste, ont abouti à des détentions administratives. Dans les autres cas, les personnes qui étaient identifiées comme susceptibles de commettre une attaque terroriste étaient déclarées coupables d’incitation sur les médias sociaux.

Hirsch explique que les poursuites judiciaires militaires doivent obligatoirement conduire à une procédure pénale exhaustive avant qu’il y ait recours à l’option de la détention administrative. Par conséquent, s’il existe une preuve suffisante pour une accusation d’incitation, il en sera fait usage – même si l’on soupçonne que le suspect est un terroriste potentiel, ajoute Hirsch. Il note que dans la plupart des cas où des accusations pénales ont été déposées concernant les individus soupçonnés d’être des agresseurs potentiels, cette disposition de la loi a été utilisée.

Sami Janazreh, 43 ans, a été mis en détention administrative en novembre 2015. Il a été arrêté à son domicile, dans le camp de réfugiés d’Al-Fawwar, près d’Hébron. Il dit qu’au départ, il n’a pas compris pourquoi il était arrêté. Comme à chaque détention administrative, la plupart des pièces au dossier restent confidentielles, et ni le dossier ni l’acte d’accusation ne lui ont été présentés. Peu après sa mise en détention, il décida de se mettre en grève de la faim, exigeant d’avoir connaissance des accusations qui étaient portées contre lui.

Après 71 jours de grève de la faim, le combat de Janazreh réussit – au moins en partie. Parlant à Haaretz de sa maison à Al-Fawwar, il déclara qu’on lui avait dit qu’au lieu d’une détention administrative, il allait comparaître pour incitation sur les médias sociaux.

« Mon acte d’accusation était composé de captures d’écran de mes messages Facebook » dit-il. « Et puis j’ai réalisé que la guerre contre les arrestations Facebook est exactement comme la guerre contre la détention administrative – tout Palestinien aujourd’hui peut être reconnu coupable. Pour tout Palestinien dont le service de sécurité du Shin Bet s’aperçoit qu’il a partagé une photo d’un martyr ou d’un prisonnier, ou qu’il a écrit un message Facebook sur lui-même en tant que Palestinien – ils peuvent dirent que c’est de l’incitation ».

Pour le Dr Itamar Mann, enseignant en droit international et en théorie politique à l’université de Haïfa, ce n’est pas par hasard que ces pratiques – procès pour incitation et prédictions sur la base d’une activité sur les médias sociaux – existent dans les tribunaux militaires d’Israël en Cisjordanie (système à travers lequel Israël juge les Palestiniens en Cisjordanie).

« Du point de vue du système juridique », dit-il, « il y a une différence entre la façon dont Israël attribue des droits en Israël et celle dont il attribue des droits dans les Territoires palestiniens. Et en particulier, il y a une différence dans les limites du droit à la liberté d’expression. La législation sur les droits de l’homme ne s’applique pas dans les Territoires palestiniens et par conséquent, la liberté d’expression ne profite pas de la même protection devant les tribunaux militaires ».

Selon l’organisation palestinienne Addameer, association de soutien aux prisonniers et aux droits de l’homme (organisation palestinienne à but non lucratif), plus de 800 000 Palestiniens ont été arrêtés en vertu de la loi martiale israélienne depuis 1967 – c’est-à-dire, 20 % de la population totale palestinienne, et 40 % de la population masculine adulte.

Un profil généralisé des agresseurs potentiels

Depuis la vague de violence (connue aussi comme l’Intifada des loups solitaires) commencée en septembre 2015, les autorités israéliennes ont mis au point un système d’alerte anticipatoire qui évalue la probabilité d’une implication des individus palestiniens dans des attaques terroristes. En juillet 2016, le bureau du porte-parole des FDI (Forces de défense israéliennes) a tenu plusieurs briefings de presse, dans lesquels le système a été décrit par un officier des renseignements israéliens connaissant bien la question. Dans les récentes requêtes, l’armée israélienne a refusé que les auteurs de cet article aient accès aux entretiens concernés, évoquant des changements de politique.

En avril, Amos Harel, de Haaaretz, rapporte qu’en un peu plus d’un an, cette méthode a identifié quelque 2200 Palestiniens, aux différents stades de la décision de réaliser une attaque terroriste ou de la planification d’une telle attaque. Environ 400 ont ainsi été arrêtés par l’armée israélienne et le Shin Bet. Les noms de ces quelque 400 individus supplémentaires ont été remis à l’Autorité palestinienne et ils ont été arrêtés par les groupes de sécurité en Cisjordanie et mis en garde.

« Contrairement aux terroristes du Hamas ou du Jihad islamique, si vous intervenez à leur domicile, une semaine avant l’attaque, le gosse ne sait pas encore qu’il est un terroriste » note un officier lors d’un briefing de presse dans une base des FDI en juillet 2016. Haaretz détient un enregistrement de ce briefing.

Peu après le début de la vague d’attentats, les autorités israéliennes ont affecté des dizaines d’agents des services de renseignements pour monter des profils généralisés des « agresseurs potentiels », selon l’officier. Dans un premier temps, trois ou quatre profils généralisés des premiers agresseurs ont été élaborés, combinant des points de données comprenant l’âge, le lieu de résidence et une évaluation de l’accumulation psychologique et des intentions des agresseurs, sur la base des informations dont disposent les autorités. Informations qui incluent les messages sur les médias sociaux, et des renseignements provenant d’autres sources. Certains des agresseurs ont été également interrogés dans le processus, dit l’officier.

En se fondant sur ces profils rassemblés, il a été considéré que les assaillants possibles avaient pour la plupart moins de 25 ans, et que 40 % d’entre eux traversaient des périodes personnelles difficiles, et qu’ils souhaitaient probablement devenir des martyrs, en une façon honorable de se suicider. D’autres points de données incluent des dossiers de sécurité, si c’est le cas, et une cartographie des activités liées au terrorisme par les proches relations de la personne dont la famille, selon le briefing. Les problèmes personnels, notamment les tensions familiales et les mariages forcés, sont décrits par l’officier au briefing de juillet comme constituant de fortes motivations, spécialement s’agissant des agresseurs féminines. Les autorités israéliennes ont identifié plusieurs villages de Cisjordanie, et des quartiers à Jérusalem-Est, comme la source de près de la moitié des attaques.

Presque quotidiennement, les agents des renseignements organisent des « points de discussion sur la gestion des risques » afin de décider de l’action à privilégier concernant les individus signalés par le système, selon l’officier. « Vous avez toujours besoin d’un analyste… vous ne pouvez pas dire, ‘d’accord, je vais juste arrêter tous ceux qui ont 16 ans, et qui ont (une tendance au suicide) et qui sont du village (d’où viennent) les attaques’… Vous ne pouvez pas arrêter quelqu’un simplement parce qu’il se demande dans sa tête s’il ne pourrait pas poignarder un soldat » dit-il.

Comme l’a noté le journaliste israélien Ehud Yaari, dans The Americain Interest de janvier, des efforts particuliers ont été consacrés au piratage des messageries afin d’élargir la collecte des données. « Les gens aujourd’hui changent leurs façons de communiquer chaque semaine, aussi, vous devez être très, très large dans votre façon de recueillir les données et l’information spécifique que vous recherchez », dit l’officier au briefing de presse juillet.

En plus de la surveillance des messages sur les médias sociaux, les autorités israéliennes ont également agi pour enlever les contenus en ligne incitant à la violence, comme Yaari le note dans son article. L’ensemble de ces activités a constitué un changement majeur dans l’attribution des ressources pour le Shin Bet, ajoute Yaari, conduisant à une affectation jusqu’au tiers du personnel de l’agence à la division de technologie. Cette réforme a été décrite en détail par Amos Harel dans un article d’avril paru dans Haaretz (édition en hébreu).

Au cours des premiers mois de violence, en 2015, le nombre de Palestiniens non affiliés à des organisations terroristes qui ont été détenus dans les prisons israéliennes a grimpé de 66 % – de 648 arrestations à 1038, selon les données du service pénitentiaire israélien. Les chiffres fournissent une indication sur les changements survenus dans la population de prisonniers détenus dans les prisons israéliennes pour cause de sécurité depuis septembre 2015.

Il est raisonnable de supposer qu’il serait également possible, avec des ajustements pertinents, d’utiliser le même système afin d’identifier les attaquants qui pourraient être juifs. Mais selon le briefing de presse de juillet 2016, il n’a pas été utilisé de cette manière, que ce soit en Israël ou en Cisjordanie.

Les prisonniers Facebook

Tant les avocats que les anciens détenus interviewés pour cet article décrivent les « prisonniers Facebook » comme étant ceux répondant aux critères décrits par l’officier au briefing de juillet – la plupart sons des jeunes, de la région d’Hébron, ou des camps de réfugiés ou de Jérusalem, et sans détention antérieure. « Durant ma détention, j’ai rencontré d’autres prisonniers Facebook, mais la plupart étaient en détention administrative… Ils ciblent les gens d’Hébron pour la plupart », a dit Yousef al-Jaabri, 20 ans, à Haaretz, qui a été emprisonné pendant six mois sur accusation d’incitation sur Facebook.

Entre octobre 2015 et fin 2016, environ 160 à 170 cas d’incitation concernant les médias sociaux ont été portés devant les tribunaux militaires en Cisjordanie, selon les dossiers judiciaires et le personnel des poursuites judiciaires militaires. La plupart des Palestiniens arrêtés sur un soupçon d’incitation ont été détenus entre 6 et 18 mois, et dans le cas où l’incitation a été retenue, ils ont été libérés dans le cadre d’une négociation en plaidant coupable.

Soixante autres cas d’incitation, la plupart en lien avec les médias sociaux, ont été portés devant les tribunaux civils en Israël durant cette période – à comparer avec les seulement 30 cas de 2011 à 2014, selon les chiffres du ministère de la Justice israélien.

« Nous sommes arrivés à un stade où ‘Quel est le nom de votre profil Facebook ?’ devient la première question qui est posée dans les enquêtes concernant les (Palestiniens) arrêtés en Cisjordanie » dit Fadi Qawasmi, avocat qui représente de nombreux Palestiniens devant les tribunaux militaires en Cisjordanie. « Nous voyons ensuite cette (incitation Facebook) comme une accusation qui vient s’ajouter à celle de jets de pierres, par exemple, ou comme une accusation à elle seule ».

L’un des éléments de base fondamentaux qui ont permis l’arrestation et la condamnation de nombreux Palestiniens durant cette période se retrouve dans le dossier présenté devant le tribunal militaire d’Ofer en février 2016, auquel il fut adjoint un rapport d’expert par un responsable du Shin Bet. Ce rapport affirme que 70 % des assaillants qui avaient un compte dans les médias sociaux avaient des expressions « extrémistes et irrégulières » sur Facebook.

L’ancien procureur militaire Hirsch dit avoir expliqué aux procureurs et aux autorités chargées des enquêtes qu’il comparait les médias sociaux « à une personne debout dans une tribune à Hyde Park. Le fait que nous discutions des médias sociaux fait-il une si grande différence ? ». Selon Hirsch, du point de vue des poursuites judiciaires, une personne qui « aime » une chose sur Facebook, c’est comme quelqu’un dans le public qui se tient debout et hoche la tête. Cependant, une personne qui partage le contenu « se rapproche du niveau de l’incitateur, parce qu’il diffuse l’intégralité du contenu incitateur ».

Les messages présentés au tribunal comme la preuve d’une incitation sur Facebook citent souvent des versets du Coran, ou présentent des photos de martyrs. Certains des messages peuvent être considérés comme des déclarations attestant de tendances suicidaires, ou de l’intention de leurs auteurs de sacrifier leur propre vie. « Ma volonté, si jamais je ne reviens pas, c’est de vous retrouver au paradis » écrit un jeune de 17 ans, d’Hébron, dans l’un des messages inclus dans un acte d’accusation pour incitation.

D’autres messages produits devant un tribunal étaient manifestement politiques de par leur nature – certains se référaient à la mosquée Al-Aqsa, tandis que d’autres abordaient la résistance à l’occupation israélienne. Certains des messages comprenaient un appel direct à la violence contre les Israéliens. Alors que certains des Palestiniens condamnés pour incitation sur Facebook avaient un nombre considérable de correspondants – parfois des milliers d’amis -, dans d’autres cas, les accusés avaient moins de 50 amis, et leurs messages ne trouvaient parfois que deux lecteurs à l’« aimer ».

Le Dr Yonatan Mendel, spécialiste de la langue arabe et auteur de l’article « La politique de non-traduction : sur les traductions israéliennes d’Intifada, Shahid, Hudna et des mouvements islamiques » (publié en 2010 dans la Revue littéraire de Cambridge), dit que la perception israélienne de l’incitation se nourrit en partie de la compréhension unidimensionnelle des termes politiques et religieux utilisés par les Palestiniens – se rapportant au fait que les messages Facebook et toutes les preuves sont traduits de l’arabe en hébreu par le tribunal militaire.

« Très souvent, il y a une traduction qui incrimine et qui n’est pas fidèle au contexte politique et linguistique dans lequel cela a été rédigé » dit-il. « Par exemple, dans l’esprit israélien, un appel à l’Intifada est un appel à la violence. Pourtant, si vous dites en arabe ‘J’appelle l’Intifada’, le sens est de s’opposer à la violence dirigée contre nous et, par conséquent, il a beaucoup plus de fond. Même si on démontre que c’est une Intifada, et qu’une résistance non violente est aussi une Intifada. De la même manière, quand les Palestiniens utilisent le mot ‘shahid’, ils font d’abord et avant tout référence au concept de ‘victime’. Même une personne qui meurt d’une crise cardiaque à un check-point est un shahid, et les enfants qui meurent sous un bombardement, sont aussi des shahids ».

Les juifs incitent, eux aussi

En mai 2016, Arif Jaradat, Palestinien de 23 ans atteint du syndrome de Down, a été abattu par des soldats des FDI dans son village de Sa’ir, près d’Hébron. Sa famille dit qu’ils lui ont tiré dessus après qu’il se mettait à crier et à marcher vers un groupe de soldats qui avaient pénétré dans le village.

Deux mois plus tard, les FDI ont arrêté son frère, Hiran, lors d’une incursion nocturne à son domicile. Hiran a déclaré à Haaretz que ceux qui l’avaient interrogé lui avaient montré des captures de messages qu’il avait publiés sur Facebook, et parmi lesquels il y avait des photos commémorant son frère.

« Vous ont-ils demandé explicitement si vous aviez l’intention d’exécuter une attaque terroriste ? »

« Quand ils m’ont montré la photo de mon frère Arif, ils m’ont dit ‘Peut-être que tu voulais venger la mort de ton frère et commettre une attaque terroriste ?’ J’ai répondu ‘Non, j’aime la vie et je ne veux pas me venger à cause de mon frère ou de qui que ce soit’ ».

« Et à quoi ressemble votre vie après l’arrestation ? »

« En ce qui concerne l’utilisation de Facebook, je vais revenir à envoyer des messages là-bas – mais je ferai plus attention à ce que j’envoie. Vous ne pouvez pas vraiment savoir si telle image est considérée comme une incitation ou non ».

L’acte d’accusation de Hiran Jaradat comprenait 33 messages de sa page Facebook. La plupart concernent des martyrs et deux un soutien à la violence contre les Israéliens. Aucun ne comporte des images de son frère Arif.

Selon un rapport publié par la Fondation Berl Katznelson (institut académique militaire affilié au Parti travailliste israélien), entre juin 2015 et mai 2016, 175 000 appels à la violence ont été diffusés en ligne depuis Hébron, 50 % d’entre eux étant dirigés contre des Arabes. Cependant, des suspects arabes ont été impliqués dans plus de la moitié des 594 enquêtes pour incitation conduites par la police israélienne entre septembre 2015 et fin 2016. Selon les données de la police israélienne, le nombre d’actes d’accusation déposés contre des Arabes représentait près de trois fois plus que les actes déposés contre des suspects juifs.

« Le cas limites »

L’une des grandes critiques formulées contre l’utilisation des systèmes prédictifs à des fins policières touche à la possibilité de soupçonner des gens qui n’ont commis aucun crime, quelle que soit l’intervention de la police. En langage de traitement de données, ces cas sont appelés « faux positifs ». Guy Caspi est le directeur général de la société de holding Fifth Dimension, une société qui met au point les systèmes analytiques prédictifs utilisés par les agences de sécurité en Israël et à l’étranger. Ces faux positifs constituent une partie intégrante de l’opération des systèmes de prévisions informatisés, dit-il, ajoutant qu’il n’y a actuellement que deux entreprises technologiques qui produisent les systèmes prédictifs utilisés pour les renseignements dans les organismes de sécurité israéliennes – Fifth Dimension et Palentir Technologies, basée à Palo-Alto (Californie). Palentir dispose d’un personnel de vente et d’une équipe de déploiement avec des bureaux à Tel Aviv. Palantir n’a pas commenté.

En 2015, après qu’il a pris sa retraite du service actif, l’ancien chef d’état-major des FDI, Benny Gantz, a été nommé président de Fifth Dimension. En 2016, la société l’a remplacé par Ram Ben-Barak, anciennement directeur adjoint du Mossad. Selon Caspi, les clients de la société peuvent déterminer par eux-mêmes la proportion de faux positifs échangeant des dossiers identifiés comme non souhaitables, et pourtant marqués comme souhaitables, contre des dossiers destinés à être marqués comme souhaitables alors qu’ils sont non souhaitables. Dans le cas de transactions financières, par exemple, de tels compromis se situeraient entre transactions frauduleuses jugées légitimes, et transactions légitimes jugées frauduleuses.

Caspi affirme : « Les organismes de renseignements disent : ‘Je ne me soucie pas des 2 ou 3 % de faux positifs’ ». Et il ajoute que Fifth Dimension développe des outils d’aide à la décision, et que les actions de police lancées en rapport avec le rendement du système sont décidées par le personnel humain des agences de sécurité.

Faisant référence au film de science fiction de Steven Spielberg de 2002, « Minority Report » (« Rapport minoritaire »), à propos de l’unité de police qui utilise la prescience pour prévenir les crimes à venir, il indique : « Nous n’en sommes pas encore là. Quelqu’un qui est examiné par le système n’est pas automatiquement jugé, et vous le conduisez devant un tribunal ». Il ajoute que comparée à celle des organismes de renseignements, la sensibilité aux dossiers de faux positifs dans le secteur financier est beaucoup plus élevée.

Le ministre du Renseignement Yisrael Katz – également membre du cabinet de sécurité – a confirmé à Haaretz à son bureau de Tel Aviv qu’il est possible que certains des Palestiniens qui ont été arrêtés après avoir été remarqués par le système prédictif n’étaient pas activement et vraiment en train de programmer une attaque, et peut-être n’avaient-ils pas décidé de réaliser une attaque au moment de leur arrestation. Katz dit que ceci peut arriver dans des « cas limites ».

« Suite au système unique qui a été mis au point et en service ici, des centaines de cas d’attaques de cette sorte ont été évitées. Devant le dilemme de savoir s’il faut agir ou ne pas agir – il se pourrait que vous y incluiez aussi des cas limites » ajoute Katz.

En mars 2016, une jeune Palestinienne de 17 ans, d’un village proche de Jénine, a été arrêtée alors qu’elle était dans un taxi sur la route qui conduit au carrefour Tapuah, lieu de nombreuses tentatives d’attaques. Des agents de la police des frontières l’ont arrêtée après avoir reçu un avertissement spécifique des renseignements à son propos. Elle a été fouillée et on a découvert sur elle un couteau, apparemment dans le but de conduire une attaque. Selon le briefing de presse de juillet 2016, une alerte la concernant a été lancée après qu’elle a été signalée par le système informatisé. L’officier au briefing a indiqué qu’elle était apparue sur le radar du système suite à des indications selon lesquelles elle avait des problèmes avec ses parents, et elle pourrait bien souffrir de dépression.

Après un pic de 80 tentatives d’attaques en octobre 2015, le nombre des attaques a diminué de façon constante. Depuis avril 2016, le nombre des tentatives a chuté à moins de 20 par mois, selon les données du ministère des Affaires étrangères. Katz considère cette baisse comme une preuve manifeste que les méthodes utilisées par Israël pour combattre les attaques ont été efficaces, notamment l’utilisation du système d’alerte anticipatoire.

« Les arrestations ont été faites, les attaques terroristes ont baissé, cela signifie que ce sont bien ces gens-là, c’est incontournable. Statistiquement, ce sont les (bonnes personnes). Et si nous n’avions pas eu ce moyen, ou dans certains cas ? La cause est louable – empêcher les attaques terroristes. Ce n’est pas comme si quelqu’un avait inventé un moyen pour tourmenter les gens sur Facebook ».

Le coût et l’avantage

La combinaison d’un système prédictif informatisé et du mécanisme de mise en accusation comme moyen pour combattre les attaques des loups solitaires est propre à l’État d’Israël, mais l’utilisation de telles technologies ne cesse de s’amplifier au sein des forces de police et des agences de sécurité du monde entier. Les entreprises de technologie qui vendent des outils de police prédictifs comptent parmi elles la société Palantir, comme indiqué plus haut, et des multinationales comme IBM et Motorola.

Deux études conduites par RAND Corporation (groupe de réflexion à but non lucratif financé par le gouvernement des USA), ont fait le constat que les systèmes prédictifs informatisés utilisés par la police n’avaient aucun effet sur la sécurité publique. Dans l’une des études de RAND, les chercheurs constatent qu’une première version du système, utilisée par la police de Chicago, n’avait pas réduit le nombre de fusillades dans la ville. Dans l’autre étude, les chercheurs ne voient aucune preuve statistique d’une réduction de la criminalité dans la ville de Shreveport, en Louisiane – où un système informatisé d’anticipation du crime a été utilisé pour la première fois.

Les chercheurs ont constaté qu’à défaut d’être conseillés pour une utilisation correcte des données prédictives, les policiers de Shreveport « ont arrêté des personnes qui avaient commis des infractions municipales (par exemple, marcher dans le milieu de la rue) » dans des points chauds prévisibles de criminalité.

Des groupes de défense des droits de l’homme et des juristes mettent en avant les risques de l’utilisation d’outils de police prédictifs. Au-delà des infractions à la vie privée, les critiques craignent que les systèmes de police prédictifs n’accentuent, de la part de la police, une attention inutile sur des groupes raciaux et ethniques spécifiques, estimant que vu le manque de transparence en l’occurrence, des résultats biaisés peuvent passer inaperçus.

Dans les opérations de police effectuées par la police de Chicago en 2016, la plupart des personnes arrêtées figuraient sur des listes de fauteurs potentiels de troubles dressées par le système de prévision informatisé. Elles avaient été arrêtées pour possession d’une arme et trafic de drogue.

« Il y a une grande crainte, dans le monde et aux États-Unis, autour du maintien de l’ordre prédictif, que ces outils conduisent à une privation préventive de liberté » dit David Robinson, directeur d’Upturn, une entreprise de conseil politique. « La vision traditionnelle de la façon dont cela est censé fonctionner, c’est que les privations de liberté sont la conséquence d’une violation de la loi. L’idée de priver quelqu’un de sa liberté avant même qu’il n’ait fait quelque chose de mal est une entorse fondamentale au modèle sur lequel se fonde traditionnellement le maintien de l’ordre. En toute société, il convient de marquer une pause et de réfléchir très fort pour savoir si nous traversons ce pont ou non ».

Le porte-parole des FDI a réagi à cet article : « Au cours des deux dernières années, l’État d’Israël a fait face à une vague de terreur, accompagnée de graves incitation à nuire aux citoyens et aux soldats israéliens. Dans le même temps, nous assistons à un phénomène d’attaques terroristes perpétrées par des individus ou des groupes qui ont été en contact avec un contenu incitatif, et qui sont inspirés par un tel contenu.

« Les forces de sécurité mènent une campagne de grande envergure contre le terrorisme, afin de préserver la sécurité de l’État et de ses résidents » a poursuivi le porte-parole. « Dans ce contexte, différentes mesures ont été prises pour empêcher les attaques terroristes et combattre le phénomène de l’incitation. Le traitement, par certains auteurs, des données qui ont été fournies dans le passé lors d’un briefing de presse, auquel ils n’étaient pas présents, est inexact et prend les choses hors de leur contexte. Nous aimerions souligner que les forces de sécurité agissent afin de rassembler et d’examiner en détail une information qui tombe entre leurs mains.

« Nous ajouterons que les ordres de détention administrative sont émis quand une information sur la sécurité est établie qui exige une arrestation. Ces ordres sont émis après un examen minutieux d’informations pertinentes et font l’objet d’un examen judiciaire. Les actes d’accusation pour incitation sont déposés quand la preuve est obtenue qui indique l’utilisation d’un langage sévère qui incite au terrorisme et à une violence grave. »

Le porte-parole des FDI n’a pas répondu à la demande d’indiquer les inexactitudes dans l’article, ou de dire quels sont les points abordés dans le briefing qui auraient été pris hors de leur contexte.

À la demande de la censure militaire, certaines sections de cet article qui traitaient de la façon dont fonctionne le système d’alerte anticipatoire ont été retirées.

La recherche pour cet article a été rendue possible grâce au soutien de Journalilsmfund.eu.

============

Est-ce que l’Union européenne « aime » ce qu’Israël est en train de faire ?

Le maintien de l’ordre prédictif est connu et mis en pratique dans plusieurs États membres de l’Union européenne depuis des années. Les services de police en Grande-Bretagne ont expérimenté les outils de police prédictifs, selon un rapport de l’organisation européenne pour les droits civils, Statewatch. Cependant, le déploiement au niveau national de systèmes prédictifs basés sur la personne semble toujours hors de portée de la réglementation pour les membres de l’UE, et contredire les articles qui se rapportent à la vie privée et à la non-discrimination dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

« Pour les besoins du contre-terrorisme – pour être en mesure de dire cela et que personne ne soit sur le point d’agir de la sorte – vous avez besoin d’un système d’apprentissage qui ait une liberté de contrôle et qui puisse intégrer différents flux d’informations » affirme Caspi, de Fifth Dimension.

Cela n’a pas empêché des dirigeants de l’UE de manifester leur intérêt en adoptant les méthodologies israéliennes. Lors de conférences en Israël et de rencontres avec des représentants d’Israël en 2016, le coordinateur de l’UE pour le contre-terrorisme, Gilles de Kerchove, a exprimé son intérêt en adoptant les technologies israéliennes afin de combattre les attaques des loups solitaires. De Kerchove a longuement abordé le plan de l’UE pour combattre l’incitation en ligne et ses difficultés à trouver suffisamment de locuteurs des langues moyen-orientales pour surveiller manuellement les contenus.

En octobre dernier, un journal danois d’information rapportait que la police danoise avait fait l’acquisition, chez Palentir Technologies, d’une plate-forme pour un maintien de l’ordre prédictif. Suite à cet achat, en février, Soren Pape, le ministre de la Justice danois, a déposé un projet de loi pour une consultation publique avec l’objectif d’utiliser largement les données récupérées pour prévenir le crime.

Une propagation criminalisante des messages via Internet est désormais une pratique à l’échelle européenne qui se base sur une décision cadre relative à la lutte contre le racisme et la xénophobie, adoptée en 2008. Une directive européenne pour combattre le terrorisme signée en mars rend obligatoire pour les États membres de criminaliser la distribution de messages « faisant l’éloge d’actes terroristes ». Les États membres ont également l’obligation de retirer ou de bloquer les provocations visant à faire commettre des infractions terroristes à partir du web.

L’Espagne est à la pointe dans les condamnations pour « l’éloge du terrorisme ». Il y a eu 19 condamnations en 2015, et 27 autres l’année dernière. Plus tôt cette année, un tribunal espagnol a fait incarcérer le rappeur César Strawberry (de son vrai nom, César Montaña Lehman) pour une série de tweets datant de 2013. Les tweets, qui décrivent César comme un être plein d’humour, comprenaient un commentaire qu’il destinait au roi d’Espagne, un « gâteau bombe », pour son anniversaire. Dans son dossier, César dit qu’il n’y avait aucune intention de commettre de vrais actes de terrorisme. Mais le code pénal espagnol ne fait aucune distinction de l’intention. La Cour suprême a jugé que l’intention était « hors débat ». (Staffan Dahllöf et Jennifer Baker