Le boycott culturel : Afrique du Sud vs Israël

Note de l’éditeur : L’article a été écrit par Omar Barghouti, membre fondateur de la Campagne Palestinienne pour le Boycott académique et culturel d’Israël (PACBI). Le PACBI est membre du Comité national de la campagne Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BNC). Cet article est le quatrième d’une série qui traite de BDS et de son lien avec le monde des arts.

« Tout comme nous avons dit pendant l’apartheid qu’il était déplacé que des artistes internationaux se produisent en Afrique du Sud dans une société fondée sur des lois discriminatoires et une exclusivité raciale, il serait malvenu que l’Opéra du Cap se produise en Israël ».— Desmond Tutu, 26 October 2010

Affichant son engagement pour « la justice et la paix », l’emblématique chanteuse de R&B américaine Lauryn Hill a annulé il a quelques semaines son concert prévu en Israël, après y avoir été appelée par des militants palestiniens, israéliens et internationaux du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS).

Au début de l’année, un millier environ d’artistes britanniques ont signé un engagement de soutien au boycott culturel d’Israël, faisant suite à des initiatives semblables à Montréal (Canada), en Irlande et en Afrique du Sud. Pour expliquer leur initiative, les artistes britanniques ont écrit :

Pendant l’apartheid sud-africain, des musiciens ont annoncé qu’ils n’iraient pas « jouer Sun City ». Aujourd’hui nous disons qu’à Tel Aviv, Netanya, Ashkelon ou Ariel, nous ne jouerons pas de musique, n’accepterons pas de récompenses, n’assisterons pas à des expositions, à des festivals ou à des conférences, ni à des master class ou à des ateliers, jusqu’à ce qu’Israël respecte le droit international et mette un terme à sa politique colonialiste qui opprime les Palestiniens.

Les initiatives de boycott culturel contre Israël, qui sont une réponse à l’appel en 2004 de la Campagne Palestinienne pour le Boycott académique et culturel d’Israël (PACBI) et à l’appel en 2005 de BDS entrepris par la société civile palestinienne, cite souvent, pour ne pas dire toujours, le boycott de l’apartheid sud-africain comme référence.

Cette référence n’est ni fortuite ni rhétorique. Elle vient des nombreuses similitudes entre ces deux exemples d’oppression coloniale, auxquelles fait allusion le leader anti-apartheid sud-africain Desmond Tutu dans la citation qui ouvre cet article, et elle a pour but de montrer que l’utilisation du boycott dans la sphère culturelle est efficace et moralement incontestable pour s’opposer à un système d’oppression permanent qui jouit d’une impunité et d’une grande complicité des puissances à travers le monde, et pour accroître l’isolement de régimes oppresseurs comme celui d’Israël.

L’extrémisme israélien renforce BDS

En élisant le gouvernement le plus extrémiste de son histoire, Israël a perdu ses faux-semblants démocratiques et dévoilé ses politiques coloniales vieilles de plusieurs dizaines d’années, donnant un élan à la progression déjà impressionnante de BDS, mouvement mondial et non-violent mené par des Palestiniens.

Lancé en 2005 par la plus grande coalition de la société civile palestinienne, BDS demande la fin de l’occupation de 1967 d’Israël, de sa discrimination raciale institutionnalisée qui rentre dans la définition de l’ONU de l’apartheid et le respect du droit de retour des réfugiés palestiniens déracinés et dépossédés en 1948.

Un gouvernement dirigé par un premier ministre qui s’oppose à un état palestinien et provoque publiquement les citoyens palestiniens d’Israël d’une manière raciste et dont le partenaire principal, le Foyer juif, prône la création de bantoustans palestiniens, rendra la tâche de défendre Israël devant l’opinion publique internationale bien plus difficile. BDS est devenu bien moins tabou, même s’il est toujours controversé en Occident.

Malgré sa progression incontestable, l’aspect culturel du boycott de BDS est celui qui a suscité les débats les plus acharnés, et pas seulement à cause de la référence sud-africaine.

Boycotts et liberté d’expression

L’objection la plus vive au boycott culturel et académique, la soi-disant contradiction « intrinsèque » entre le boycott et la liberté d’expression et d’échange, repose en fait sur un postulat erroné – le fait que nous appelons à exclure des universitaires, des écrivains et des artistes à titre individuel. Le PACBI n’a jamais appelé à cela. L’appel de 2004 du PACBI, les lignes directrices du boycott international d’Israël, et tous les documents et les discours officiels du PACBI ont toujours appelé les artistes internationaux, les universitaires et les institutions à observer un boycott de toutes les institutions académiques et culturelles israéliennes (dont les groupes et les orchestres officiels), mais pas à boycotter des individus.

Les lignes directrices du PACBI indiquent :

Ancré dans les préceptes du droit international et des droits humains universels, le mouvement BDS, PACBI compris, rejette par principe le boycott d’individus fondé sur leur identité (par exemple la nationalité, la race, le genre ou la religion) ou leurs opinions. Une simple affiliation de travailleurs culturels israéliens à une institution culturelle israélienne n’est donc pas un motif de boycott. Si toutefois un individu est un représentant de l’État d’Israël ou d’une institution israélienne complice ou bien est recruté /missionné pour participer aux efforts d’Israël pour redorer son image, alors ses activités sont sujettes au boycott institutionnel auquel appelle le mouvement BDS.

Contrairement au boycott académique et culturel sud-africain, qui fut un boycott « général » qui visait tout individu ou objet qui était sud-africain, le boycott palestinien vise uniquement des institutions, à cause de leur complicité enracinée à l’organisation, la justification, la dissimulation ou même à la pérennisation des violations du droit international et des droits des Palestiniens par Israël.

Le PACBI en soi n’a jamais visé des artistes ou universitaires israéliens à titre individuel, pas parce qu’ils ont tendance à être plus progressistes ou à s’opposer davantage à l’injustice que le reste de la société, comme on le suppose ou comme on l’argumente à tort, mais parce que nous sommes, par principe, contre le test politique et la « liste noire ». Le mouvement BDS s’est toujours abstenu d’utiliser les méthodes du McCarthysme dans sa résistance au régime d’oppression d’Israël malgré, ou à cause du recours permanent des groupes de lobby israéliens à ce que j’appelle un « nouveau McCarthysme », celui qui utilise l’allégeance inconditionnelle à Israël comme le test ultime de loyauté.

Enuga S. Reddy, directeur du Centre des Nations-Unies contre l’Apartheid, a répondu en 1984 à une critique semblable selon laquelle le boycott culturel de l’Afrique du Sud portait atteinte à la liberté d’expression, en disant :

C’est plutôt étrange, c’est le moins que l’on puisse dire, que le régime sud-africain qui interdit toute liberté… à la majorité africaine… devienne un défenseur de la liberté des artistes et des sportifs du monde entier. Nous avons une liste de personnes qui se sont produites en Afrique du Sud par ignorance de la situation ou par appât du gain ou parce qu’ils sont indifférents au racisme. On doit les convaincre d’arrêter de divertir l’apartheid, d’arrêter de tirer profit de l’argent de l’apartheid et d’arrêter de servir les objectifs de propagande du régime d’apartheid.

C’était deux décennies après que le Mouvement anti-apartheid irlandais publie une déclaration signée par 28 dramaturges irlandais qui se sont engagés à ne pas permettre la représentation de leurs pièces devant un public séparé à cause de la ségrégation, en 1964. L’année suivante, en 1965, le Comité américain sur l’Afrique, suivant l’exemple d’associations artistiques britanniques et irlandaises réputées, ont présenté une déclaration historique contre l’apartheid sud-africain, signée par plus de 60 personnalités du monde culturel.

Puis, en décembre 1980, l’Assemblée générale des Nations-Unies a adopté une résolution spéciale sur le boycott culturel de l’Afrique du Sud, presque deux décennies après que des syndicats et associations de la société civile de Grande-Bretagne, d’Irlande et plus tard des Etats-Unis adoptent un tel boycott. Cette décision a aussi été une réponse aux appels réguliers d’associations noires d’Afrique du Sud qui censuraient efficacement plusieurs artistes étrangers qui ne respectaient pas le boycott.

Alors pourquoi Israël devrait être exonéré d’un boycott culturel?

Ceux qui hésitent aujourd’hui à soutenir un boycott des institutions académiques et culturelles d’Israël alors que dans le passé ils ont approuvé ou ont même lutté pour l’application d’un boycott académique et culturel global contre l’apartheid de l’Afrique du Sud peuvent difficilement expliquer cette incohérence singulière. ?

Israël vs Afrique du Sud : l’apartheid, quel que soit son nom

Est-il juste de comparer Israël à l’Afrique du Sud étant donné les différences évidentes? La réponse est incontestablement oui. Le régime d’oppression d’Israël envers le peuple palestinien est peut-être un cocktail particulier d’occupation, de colonialisme de peuplement et d’apartheid. Mais des personnalités éminentes sud-africaines affirment qu’Israël représente une forme d’apartheid plus sophistiquée, plus élaborée et plus brutale que son prédécesseur sud-africain, selon les déclarations officielles de leaders anti-apartheid sud-africains, comme l’ancien ministre Ronnie Kasrils qui est juif, et des leaders chrétiens qui ont lutté contre l’apartheid. Appartenir à la même famille que l’Afrique du Sud de l’apartheid n’implique pas forcément les mêmes caractéristiques.

Presque 67 ans après sa création, par un processus de nettoyage ethnique délibéré et systémique d’une majorité de la population palestinienne autochtone, Israël maintient un système légalisé et institutionnalisé de discrimination raciale qui rentre dans la définition de l’apartheid de l’ONU. Israël prive toujours les réfugiés palestiniens (de l’intérieur et de l’extérieur), qui représentent environ 69% du peuple palestinien, de leur droit de retour, inscrit à l’ONU, dans leurs foyers et sur leurs terres d’où ils ont été chassés et dont ils ont été dépossédés depuis 1948.

Mais qu’est-ce que l’art et la culture ont à voir avec tout ça? Certains affirment que l’art est au-dessus de tout ça, ou devrait au moins transcender les divisions politiques, unir les peuples dans leur « humanité commune ». Cet argument néglige le contenu politique, l’inégalité des forces et la responsabilité éthique liée à l’expression artistique, particulièrement dans des situations d’oppression qui perdurent. Il oublie aussi, semble-t-il, que traditionnellement les maîtres et les esclaves n’ont vraiment rien en commun, encore moins une quelconque notion d’humanité.

Brand Israel

Un des objectifs principaux du boycott académique et culturel d’Israël est d’exposer la grande complicité de ses institutions académiques et culturelles dans le régime d’oppression israélien, révélant ainsi la véritable « marque » d’Israël.

Le gouvernement israélien a lancé en 2005 la campagne appelée Brand Israel, manifestement en réponse à l’appel du PACBI de 2004 et à l’intérêt qu’il avait suscité dès le début au Royaume-Uni et ailleurs. Cette campagne vise à redorer l’image d’Israël dans le monde « en minimisant l’importance de la religion et en évitant tout débat sur le conflit avec les Palestiniens » et en le faisant passer pour un pays « majeur et moderne ».

Un ancien directeur général adjoint du ministère des affaires étrangères israélien Nissim Ben-Sheetrit, a expliqué à propos du lancement de la campagne Brand Israel en 2005 :

Nous considérons la culture comme un outil de hasbara [propagande] de premier ordre, et je ne fais pas de différence entre la hasbara et la culture.

Après la guerre offensive israélienne contre la bande de Gaza assiégée en 2009, l’image d’Israël s’est encore effondrée, obligeant le gouvernement à mettre plus d’argent dans la campagne Brand Israel. Un haut fonctionnaire du ministère des affaires étrangères israélien a dit au New York Times :

Nous enverrons des romanciers et des écrivains connus à l’étranger, des compagnies de théâtre, des expositions. De cette façon on montre le meilleur visage d’Israël.

Et effectivement, Israël a envoyé de plus en plus de compagnies de danse, d’orchestres, de poètes et films à l’étranger, surtout après son offensive de l’été 2014 contre Gaza, qui a été condamnée et qualifiée de « massacre » par le président brésilien et le ministre des affaires étrangères français et qui a entraîné une nouvelle érosion de la réputation d’Israël dans l’opinion publique internationale. Un ancien vice-premier ministre britannique et un ancien premier ministre français ont appelé à des sanctions. Le vice-président du deuxième plus grand parti d’Allemagne a appelé à imposer à Israël, à l’Arabie Saoudite et au Qatar un embargo sur les armes.

BDS a largement contribué à détériorer l’image d’Israël. Des sondages d’opinion internationaux et officiels, comme le Globscan présenté par la BBC en 2014, montrent qu’Israël rivalise en popularité avec la Corée du Nord au niveau mondial, y compris dans des grands pays européens où deux tiers des sondés se font une mauvaise image d’Israël.

Mis à part BDS, on peut attribuer en partie le statut de quasi paria d’Israël à son glissement constant et qui s’accélère vers la droite fanatique, une belligérance coutumière et un mépris arrogant pour le droit international. Le président américain Barack Obama a déclaré dans une interview en 2013 que même si l’Iran peut représenter une menace à court terme pour la survie d’Israël, le comportement d’Israël lui-même « représente une menace à long terme ».

Il y a un secret presque bien gardé dans la campagne Brand Israel du gouvernement israélien : un contrat qui en fait oblige les artistes et écrivains israéliens, en tant que « prestataires de services » subventionnés par l’état, à se conformer aux politiques de l’état et en vérité à les promouvoir. En pratique, l’état achète les consciences des artistes et des écrivains, tournant en dérision le mantra de la « liberté d’expression ».

Ce contrat a été révélé par un article publié par Haaretz au titre instructif de « Passer un marché avec l’art », écrit par l’écrivain israélien primé Yitzhak Laor, et parce que ce contrat est d’une importance capitale pour comprendre la collaboration entre l’état et l’intelligentsia dûment complaisante et complice, en voici les extraits les plus importants :

Le prestataire s’engage à agir en toute bonne foi, de manière responsable et sans ménager ses efforts pour fournir au Ministère des services les plus professionnels possibles. Le prestataire est conscient du fait que lui commander des services a pour but de promouvoir les intérêts politiques de l’État d’Israël par l’intermédiaire de la culture et de l’art, notamment en contribuant à créer une image positive d’Israël.

Le prestataire ne se présentera pas comme un agent, émissaire et/ou représentant du Ministère.

Nuire aux victimes?

Un argument souvent avancé pour contrer la question d’un boycott culturel d’Israël est qu’un tel boycott, puisqu’il implique de refuser les représentations et l’exposition d’œuvres d’art en Israël, pourrait en fait nuire aux victimes de l’état, les Palestiniens, plus qu’à Israël lui-même, parce qu’il renforcerait leur isolement déjà extrême.
On a demandé au cinéaste américain Jonathan Demme, qui a fondé avec Martin Scorsese Filmmakers United Against Apartheid pour protester contre le régime raciste d’Afrique du Sud dans les années 80, si priver tout le public sud-africain des films américains punirait les noirs aussi bien que le régime blanc. Il a répondu :

Nous pensons que la réponse est non. Les leaders du Congrès national africain (parti d’opposition) ont dit qu’ils désiraient ardemment un boycott. … Pour ce qui est d’empêcher une prise de conscience chez les blancs que pourraient encourager les films américains, l’opinion majoritaire est qu’il faudrait plus d’un film ou plus d’une série de films pour provoquer une prise de conscience chez les dirigeants blancs.

Les institutions culturelles ainsi que les institutions académiques israéliennes prétendront toujours que le boycott porte atteinte à leur liberté et punit les artistes et les universitaires qui sont dans la société israélienne les plus « progressistes » et les plus grands opposants à « l’occupation ». Cet argument, en plus d’être assez hypocrite, est en fait avancé pour détourner l’attention de trois faits essentiels : premièrement, on a appelé au boycott parce qu’Israël prive les Palestiniens de leurs droits fondamentaux, dont les droits académiques et culturels ; deuxièmement, le boycott académique et culturel d’Israël vise des institutions, pas des individus ; et troisièmement, ces institutions, loin d’être plus progressistes que les autres en Israël, sont un pilier majeur des structures d’oppression coloniale et d’apartheid israéliennes.

Non seulement les opprimés ne perdent rien quand les gens de conscience boycottent les institutions qui sont en permanence les complices du système d’oppression, mais ils ont en fait tout à gagner de l’affaiblissement, à terme, de cette complicité, auquel mène un boycott efficace et durable.

Si le boycott, au niveau le plus fondamental, c’est « se retirer … d’une coopération avec un système maléfique », comme nous l’a enseigné Martin Luther King Jr dans un autre contexte, BDS appelle fondamentalement les gens de conscience et leurs institutions à remplir leur profonde obligation morale qui est de mettre un terme à leur complicité dans le système d’oppression d’Israël à l’égard du peuple palestinien. Les artistes et les autres personnalités du monde culturel ne font pas exception.