« La Palestine est ici » : un problème, évidemment, pour la présidente du département d’Architecture de l’Université Cornell

Ce lundi, la professeur Ariella Aisha Azoulay a donné le coup d’envoi de la série de conférences brillantes que l’architecte algérienne et historienne de l’architecture, Samia Henni, a rassemblées pour….

Ce lundi, la professeur Ariella Aisha Azoulay a donné le coup d’envoi de la série de conférences brillantes que l’architecte algérienne et historienne de l’architecture, Samia Henni, a rassemblées pour le département d’Architecture de l’Université Cornell aux États-Unis. Sous le titre « Dans le désert : questions de colonialité et de toxicité », cette série de conférences présente une liste d’orateurs sans doute jamais entendus dans le contexte d’une école d’architecture. Dans cette liste, Aïsha est rejointe par Dalai Musaed Alsayer, Paulo Tavares, Asaiel Al Saeed, Aseel AlYakoub, Saphiya Abu Al-Maati, Yousef Awaad, Nadim Samman, Menna Agha, Alessandra Ponte, Solveig Suess, et Zoé Samudzi. Le thème du désert en tant que site d’exploitation ou d’invention coloniale est lui-même au cœur des recherches en cours de Samia sur les essais nucléaires français dans le désert algérien entre 1960 et 1966.

Pendant une heure, Ariella Aïsha Azoulav nous a dévoilé sa brillante conférence intitulée « La Palestine est là, où elle a toujours été ». Elle a expliqué avec une grande rigueur et une grande précision comment la notion même de « désert », dans le contexte de la Palestine, avait été utilisée comme l’une des principales composantes du récit sioniste de l’inexistence du peuple palestinien en Palestine, et la mise en œuvre d’une conception eurocentrique du progrès par l’État israélien dans son projet de « faire fleurir le désert ». Un tel récit ainsi imaginé a fait que 750 000 Palestiniens ont été déplacés au cours de la Nakba de 1948 (avant et après l’établissement de l’État israélien) et que s’en suivit la construction de la colonie de peuplement qu’on appelle Israël. Aïsha est elle-même la fille d’une mère juive palestinienne qui a grandi dans la Palestine d’avant 1948 et d’un père juif algérien qui a participé au projet sioniste de coloniser la Palestine. Elle a passé la plus grande partie de sa vie en Palestine.

La conférence a rassemblé de nombreux spectateurs dont beaucoup ont été choqués lorsque, alors qu’Aïsha venait de commencer son intervention depuis quelques minutes seulement, un message a été affiché, par la personne responsable du côté technique de la session, à la demande nette de la présidente du département d’Architecture, Andrea Lee Simitch :

« Nous sommes conscients que de tels sujets sont sensibles et ont de multiples points de vue et nous tenons à assurer à tous les participants que le département est impatient d’organiser prochainement une conférence qui présentera d’autres points de vue que ceux proposés ici aujourd’hui et dans les débats à venir ».

Si de nombreux débats éloignés antiracistes et anticolonialistes qui ont eu lieu dans les derniers mois ont été régulièrement interrompus par des suprémacistes blancs et des provocateurs sionistes, apparemment l’école d’Architecture de Cornell a l’intention de se charger elle-même de ces interruptions. Il y a, bien sûr, le mépris flagrant affiché contre l’organisatrice des séries, et contre l’oratrice elle-même – imaginez une seconde la présidente d’un département qui interrompt une oratrice invitée après 10 minutes de sa présentation pour proclamer qu’elle « elle est impatiente » d’organiser un prochain évènement qui dira le contraire de ce qu’elle expose. Cette lâche agression contre Samia Henni et Ariella Aïsha Azoulay est scandaleuse, et nous aimerions leur envoyer tout notre soutien moral et politique. Cependant, notre indignation dépasse largement les limites de ce discours spécifique.

Tout d’abord, il est crucial d’observer comment les œuvres qui examinent et traitent des conditions coloniales de la Palestine subissent radicalement de plus en plus de formes variées de censure. Cela aboutit généralement à classer des militants antisionistes, y compris des juifs, comme « antisémites » dans un flou dangereux sur ce qui constitue un discours ou une personne antisémite, pour la plus grande joie des antisémites eux-mêmes. Il y a quelques jours à peine, plus de 1300 universitaires, notamment Judith Butler, Diana Buttu, Noam Chomsky, Angela Davis, Noura Erakat, Robin DG Kelley, et Ilan Pappe, ont demandé aux institutions universitaires du monde entier de mettre fin à la censure des œuvres et des discours qui soutiennent explicitement la lutte palestinienne contre le colonialisme et l’apartheid. Le fait qu’une telle censure se produise dans une école d’Architecture ne doit pas non plus être oublié, car l’architecture n’est en aucun cas un outil neutre en la matière. En fait, l’architecture, avec les lois et l’armée israéliennes, est l’un des principaux outils de l’apartheid israélien pour s’implanter dans toute la Palestine.

Le deuxième point a trait à l’hypocrisie flagrante des institutions universitaires, en particulier celles de l’architecture. Beaucoup d’entre elles ont compris (au moins en Amérique du Nord) qu’il n’était plus acceptable pour elles de fournir à leurs étudiants et enseignants des programmes et des conférences qui renforcent le statu quo colonial, patriarcal et hétéronormatif, dominé par les Blancs. Certains ont réagi en organisant quelques évènements rendus emblématiques autour du soulèvement Black Lives Matter (La vie des Noirs compte) pour cacher le manque criant de personnes noires dans leur administration, leur faculté et leur corps étudiant ; d’autres, il est vrai, ont lancé des programmes plus ambitieux, telle cette série de conférences organisées par Samia Henni. Pourtant, ils n’ont manifestement pas réalisé la conséquence de ce que signifie être cohérent entre une posture anticoloniale et antiraciste, et un engagement réel pour démanteler les structures du colonialisme et de la suprématie blanche.

Cette lettre n’exige rien de l’administration du département d’Architecture de Cornell (à part de ne pas interrompre d’autres conférences de la série), car nous savons qu’aucune déclaration conciliante de leur part ne serait sincère. Elle est plutôt un moyen pour dénoncer leur lâcheté et leur hypocrisie afin que de telles interventions nuisibles ne puissent avoir lieu sans être publiquement dénoncées. Nous écrivons également ceci en ayant à l’esprit que ce type de censure peut influencer les étudiants eux-mêmes. Espérons cependant qu’ils auront vu l’asymétrie évidente entre, d’une part, un exposé brillant, détaillé, profond et intelligent et, d’autre part, un commentaire étroit écrit en dehors d’un débat par une présidente qui se préoccupe plus de sa responsabilité que de la qualité des connaissances générées dans son département, et qui, maintenant, recherche un orateur sioniste pour créer ce qu’elle perçoit comme un équilibre intellectuel. L’histoire ne dit pas encore si elle invitera aussi un masculiniste pour répondre à un évènement féministe, un suprémaciste blanc après un Black Lives Matter, et un négationniste du changement climatique après un écologiste. Quant à nous, nous attendons avec impatience de suivre le reste de la série des conférences proposées par Samia Henni et nous espérons que nous serons rejoints par beaucoup d’entre vous lors des prochains débats.

La liste des signataires et le formulaire de signature est disponible ici (920 signataires au 10 octobre 2020)