Face aux massacres en territoires palestiniens, l’ENS ne peut garder le silence

Alors que se poursuivent les massacres en territoires palestiniens, environ 400 normalien·nes, étudiant·es, personnels, enseignant·es, chercheur·euses, et ancien·nes, apportent leur soutien à la mobilisation étudiante à l’École Normale Supérieure inscrite dans la dénonciation des violations du droit international et des droits humains, et invitent, notamment, à suspendre tout partenariat avec des institutions académiques complices de violations du droit international. 

Cette tribune a été signée par près de 400 signataires de l’ENS Ulm : élèves, étudiant·es, enseignant·es, chercheur·euses, personnel, doctorant.es et ancien·nes de l’Ecole, parmi lesquels Etienne Balibar, Ivar Ekeland (ancien président du Conseil Scientifique de l’Ecole 1991-1994), Jean-Marc Lévy-Leblond, Irène Bonnaud…

La liste complète des signataires et le formulaire pour signer sont disponibles sur ce lien.

Elle vise à défendre une motion qui a été proposée au CA de l’ENS (voir plus bas) et à soutenir le mouvement étudiant de l’ENS en solidarité avec la Palestine. C’est finalement une motion différente qui a été adoptée par le conseil d’administration du 4 Juillet. 

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Nous, normalien·nes, étudiant·es des différents statuts et disciplines, personnel, enseignant·es, chercheur.euses, doctorant·es, et ancien·nes de l’Ecole présentons une motion pour une paix juste et durable sur le territoire israélo-palestinien, au Conseil d’administration de l’ENS.

Nous pensons qu’il est primordial que l’ENS manifeste sa solidarité face aux massacres auxquels nous assistons depuis plusieurs mois, et c’est en ce sens que nous souhaitons, dans un premier temps, exprimer notre plein soutien à la mobilisation étudiante de notre Ecole.

En dépit de ce qu’en disent certains médias et détracteur·ices, nous avons vu le campement mis en place à partir du mardi 21 mai dans l’enceinte de l’ENS Ulm comme pacifique et ouvert aux échanges (avec l’installation de stands de documentation, d’ateliers, d’interventions…). 

Il n’a constitué ni un blocage de la Cour aux Ernests ni une quelconque perturbation des cours et n’a entraîné aucune dégradation.

Nous considérons les revendications de la mobilisation étudiante légitimes, à savoir :

– Un communiqué dénonçant les massacres à Gaza, les caractérisant sans ambiguïté ni euphémisation de leur nature et de leur ampleur (voir leur communiqué à ce propos)

– Le développement de partenariats avec les universités palestiniennes, isolées internationalement depuis des décennies sous l’effet de l’occupation malgré la qualité de leur niveau académique 

– Un engagement à suspendre tout partenariat de l’Ecole qui soit complice de violations du droit international, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’institutions académiques – l’implication des universités israéliennes dans l’occupation et la colonisation illégale des territoires palestiniens occupés étant désormais bien établie par des travaux académiques [1]

Nombreuses sont d’ailleurs les universités européennes qui ont pris la décision de suspendre de tels partenariats ces derniers mois : en Norvège [2], au Danemark, en Italie [3], en Espagne [4],  en Irlande, en Belgique [5], en Finlande

Solidaires de ces revendications, nous rappelons que ces suspensions visent les institutions et non les individus : les collaborations scientifiques et pédagogiques avec les chercheurs et chercheuses israélien·nes engagé·es dans la voie de la paix et de la justice doivent pouvoir se poursuivre – notamment par la participation à des événements scientifiques – du moment que leurs institutions ne sont pas impliquées. De même, l’absence de conventions d’échange bilatéral avec les universités israéliennes ne doit pas empêcher les étudiant·es israélien·nes de prendre part au Concours de la Sélection Internationale au même titre que tout.e autre étudiant·e.

Nous exprimons notre désapprobation envers les décisions prises par la direction de l’ENS, ayant conduit à interrompre le dialogue avec les étudiant·es mobilisé·es, et à faire intervenir les forces de l’ordre dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur et de recherche. Ces décisions ont atteint à la sécurité physique et mentale des étudiant·es de l’ENS, et marquent une répression de leur liberté d’expression et de mobilisation, ce avec quoi nous ne pouvons être d’accord.

Cette mobilisation s’était, depuis des mois, inscrite dans la dénonciation des violations du droit international et des droits humains et dans la condamnation de la violence, de l’antisémitisme et de toute forme de racisme. Elle s’est toujours voulue inclusive, ouverte à toute la communauté de l’ENS dans toute sa diversité et a toujours exprimé son ouverture à tout retour ou critique concernant ce qui a pu être dit. Son engagement a également favorisé un espace de discussion ouvert, à la fois politiquement – avec des réunions et AG transparentes et ouvertes à tout·es – et académiquement, avec l’animation d’un séminaire intellectuellement riche, conviant des spécialistes et des expert·es reconnu.es dans leur domaine, qui apportent un précieux éclairage aux débats scientifiques et citoyens sur ces thématiques. 

Nous déplorons donc les diffamations [6] qui ont été faites à leur égard, par un amalgame grossier et intellectuellement inconséquent entre toute critique des agissements de l’Etat d’Israël et antisémitisme ; ainsi que la tentative de les représenter comme « des éléments extérieurs » ou une « minorité agissante » peu représentative de notre Ecole. 

Nous considérons au contraire, qu’elles et ils s’inscrivent précisément dans la tradition d’engagement et dans les valeurs dont se revendique notre institution, au passé et au présent, dont elles et ils sont aujourd’hui les plus dignes représentant·es. 

A l’heure où plusieurs universités françaises et grandes écoles ont déjà adopté des motions de ce type [7], le silence de notre Ecole et son « deux poids deux mesures » – elle qui avait, faut-il le rappeler, émis un communiqué de condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et exprimé son profond et vif soutien au peuple ukrainien en 2022 – ne nous paraît pas acceptable. 

Nous proposons donc la motion ci-dessous.

Motion « Pour une paix juste et durable sur le territoire israélo-palestinien » à destination du CA de l’ENS Ulm    

Le Conseil d’administration de l’Ecole Normale Supérieure exprime sa pleine solidarité avec l’ensemble des membres de nos communautés académiques touchées, d’une manière ou d’une autre, par les terribles drames qui endeuillent les habitants des territoires palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, les habitants d’Israël, et ceux du Liban. Ces événements ont réveillé des traumatismes historiques et des souffrances liées aux heures les plus sombres du XXème siècle. 

Nous nous alarmons du niveau des destructions et du nombre de victimes de toutes nationalités, dans une explosion de violence dont l’amplitude dépasse l’entendement ; n’épargnant ni les civils (776 tué.es en Israël le 7 octobre [8],  au moins 34 570 à Gaza depuis le 8 octobre, dont plus de 14 000 enfants, 479  en Cisjordanie, 100  au Liban), ni les journalistes (130 journalistes gazaouis tué.es), ni les travailleur·es humanitaires, ni les personnels de soins et de santé (326 tué.es à Gaza).

En tant qu’établissement d’enseignement supérieur, nous dénonçons tout particulièrement la destruction du système universitaire à Gaza, qui prend un caractère systémique d’éducide ou de scolasticide, avec la destruction intégrale ou partielle de toutes les universités (privant ainsi près de 90 000 étudiant·es d’éducation), des bibliothèques, et l’arrestation et l’assassinat des personnels d’enseignement, d’administration et de recherche. Plusieurs milliers d’étudiant·es et 450 universitaires et personnel d’université – dont 64 professeur·es, 7 doyen·nes et 3 président·es d’université – ont été tué·es.

L’ampleur de ces destructions et des massacres a conduit Francesca Albanese, Rapporteure spéciale des Nations Unies sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés, à conclure qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le seuil indiquant que des actes de génocide ont été commis a été atteint. De plus, la Cour internationale de justice, dans ses ordonnances de janvier et mars 2024, conclut sur un risque plausible de violation par l’Etat d’Israël de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. Compte tenu de la gravité de ces préoccupations, le Conseil d’administration de l’Ecole Normale Supérieure appelle le gouvernement français à œuvrer, conformément à ses obligations en tant que signataire de la Convention précitée, pour un cessez-le-feu immédiat et permanent tel qu’exigé par l’ordonnance de la CIJ du 24 mai, pour la libération des 128 otages israéliens  et des 9300 prisonniers politiques palestiniens [9]  et pour le respect du cadre posé par le droit international pour l’autodétermination de l’ensemble des peuples de la région, condition indispensable à la sécurité de toutes et tous et à une paix définitive.

      Dans le champ académique et éducatif qui est le sien, l’Ecole Normale Supérieure s’engage : 

         – à tout mettre en œuvre pour manifester la solidarité de l’établissement à l’égard du monde académique palestinien, avec la mise en place de partenariats avec des universités en Cisjordanie et, lorsque les armes se seront tues, une aide à la reconstruction du tissu universitaire à Gaza

         – à suspendre tout partenariat avec des institutions académiques et entreprises complices de violations du droit international et des droits humains

         – à assurer la liberté d’expression de sa communauté dans le respect des principes d’égalité, de non-discrimination et de pluralisme scientifique

La liste complète des signataires et le formulaire pour signer sont disponibles sur ce lien.

Références :

[1] Sur l’implication des universités israéliennes, voir par exemple Maya Wind, Towers of Ivory and Steel : How Israeli Universities Deny Palestinian Freedom, Verso Book, 2024.

[2] A l’instar des universités norvégiennes d’Oslo Met, de Bergen et du Sud-Est de la Norvège en février 2024, 

https://ansatt.oslomet.no/en/siste-nytt/-/nyhet/oslomet-setter-utvekslingsavtale-pa-pause

https://www.usn.no/nyhetsarkiv/avslutter-samarbeid-med-universiteter-i-israel

https://kunstavisen.no/artikkel/2024/uib-avslutter-avtale-med-israelsk-kunstakademi#:~:text=Universitetet%20i%20Bergen%20%28UiB%29%20besluttet,v%C3%A6re%20mulig%20%C3%A5%20s%C3%B8ke%20p%C3%A5

[3] L’université de Turin a pris l’engagement de ne pas prendre part à des programmes de recherche co-financés par l’Etat d’Israël : https://www.lastampa.it/torino/2024/03/19/news/guerra_israele_protesta_studenti_universita-14157931/

de même que pour l’université de Bari : https://bari.repubblica.it/cronaca/2024/04/10/news/stop_alla_ricerca_con_israele_luniversita_di_bari_non_partecipa_al_bando_contestato_dagli_studenti-422454657/ 

[4] La conférence des recteur.ices d’universités espagnoles (CRUE), qui représentent 50 universités publiques et 26 universités privées a déclaré « suspendre les accords de collaboration avec les universités et les centres de recherche israéliens qui n’ont pas exprimé un engagement ferme en faveur de la paix et du respect du droit humanitaire international ».

L’Université de Grenade suspend sa collaboration scientifique et technique et ses conventions de mobilité avec les universités et institutions israéliennes :

[5] L’université d’Anvers a suspendu l’exécution de son accord de coopération avec l’université Bar-Ilan : https://www.uantwerpen.be/en/research-groups/law-and-development/news-and-events/bar-ilan/

L’Université de Gand a décidé de mettre fin à tous ses partenariats avec les universités et institutions de recherche israéliens :

https://www.ugent.be/en/news-events/cooperation-with-israeli-partners-update-31-may-2024

[6] De Columbia à Normale sup, Gaza et le soft power islamiste (lejdd.fr)

«Le Hamas version Normale sup: quand la voyoucratie putschiste s’empare encore d’une grande école» (lefigaro.fr)

[7] Notamment l’université de Rennes, l’ENS Lyon, l’université de Bourgogne, l’université de Lille, l’université Lyon 2, l’université de Nanterre…

https://aurdip.org/motion-votee-lors-du-conseil-dadministration-de-luniversite-de-rennes-du-30-mai-2024-concernant-lurgence-sanitaire-et-humanitaire-au-moyen-orient/
https://www.ens-lyon.fr/sites/default/files/2024-03/Motion%20sur%20la%20situation%20dans%20les%20territoires%20palestiniens_0.pdf

https://www.u-bourgogne.fr/wp-content/uploads/CA_13032024_delib12_motion_2.pdf

https://fsu.univ-lille.fr/IMG/pdf/motion_-_ca_8_fevrier_2024-2.pdf

https://nanterre.mrap.fr/IMG/pdf/motions_ca_universite_paris-nanterre_11_de_cembre_2023.pdf

[8] Selon le Bitouah Léoumi, 767 civils, dont 76 non Israéliens, ont été tués le 7 octobre. https://www.lorientlejour.com/article/1366654/lattaque-du-7-octobre-a-fait-1163-morts-selon-un-nouveau-bilan.htm et https://fr.timesofisrael.com/massacres-du-7-octobre-par-le-hamas-et-des-civils-en-israel-un-bilan-quasi-definitif/

auxquels s’ajoute 9 civils israéliens tués en Cisjordanie depuis octobre https://www.rtbf.be/article/datavisualisation-comment-les-violences-contre-les-civils-palestiniens-ont-augmente-en-cisjordanie-occupee-depuis-le-7-octobre-11370871

[9] Depuis 1967, plus de 800 000 Palestinien.nes ont été détenu.es par Israël. 

https://plateforme-palestine.org/IMG/pdf/enfermes_au_mepris_du_droit.pdf