Eric Hazan, écrivain et éditeur d’extrême gauche, fondateur de la maison La Fabrique, est mort

Médecin de formation, il avait repris la maison d’édition de son père avant de créer la sienne, La Fabrique, où il publiait des textes très engagés à gauche, en accord avec ses convictions. Il est décédé le 6 juin, à l’âge de 87 ans.

Par Denis Cosnard

Eric Hazan en était persuadé le capitalisme est mal en point, presque à l’agonie. « Il est à la base du réchauffement climatique et de la pandémie, et ça va l’emporter », prédisait-il en 2021. Malgré ses espoirs, le vieil éditeur et écrivain d’extrême gauche n’aura pas assisté à la fin du règne de la bourgeoisie. Il est mort le premier, le 6 juin 2024, ont annoncé les éditions La Fabrique, qu’il avait fondées. Il avait 87 ans, et était malade depuis plusieurs années. Avec lui disparaît une figure singulière de la gauche et du monde des lettres, un résistant de l’édition, qui défendait dans les livres qu’il signait et ceux qu’il éditait les causes auxquelles il était attaché de longue date: le communisme, la révolution, les barricades d’hier et d’aujourd’hui, la Palestine, mais aussi Balzac et le vieux Paris.

« Plus que tout, je suis un vrai Parigot ! » affirmait Eric Hazan. Né à Neuilly-sur-Seine le 23 juillet 1936, il est élevé à Paris. Ses parents sont juifs. Son père vient d’Egypte, où le grand-père d’Eric Hazan était libraire. Sa mère, de Roumanie, même si elle est née en Palestine. « Mais je ne mets jamais les pieds dans une synagogue et je ne parle hélas pas yiddish, précisait Eric Hazan. De cette histoire ne me restent que des blagues, et des plats d’Europe centrale. »

Un peu plus, sans doute, tant son parcours est lié à celui de sa famille. Pendant la seconde guerre mondiale, Fernand Hazan doit lâcher les Editions de Cluny, qu’il a fondées en 1930. La famille rejoint Marseille, en zone dite libre. Le père d’Eric y crée une fabrique de sucreries, et gagne assez d’argent pour acquérir une maison à Antibes. C’est dans cette ville sous contrôle italien que les Hazan se replient lorsque, fin 1942, les Allemands envahissent l’essentiel de la zone sud. La famille vit cachée. Le petit garçon ne va pas à l’école et se réfugie dans les livres. Tous survivent à la guerre. L’épisode laisse à Eric Hazan l’idée tenace qu’il n’est pas tout à fait un Français comme les autres, et que l’Etat doit être considéré avec circonspection, voire méfiance. « La France, c’est pas ma mère », résumait-il en 2021.

Médecin engagé

Retour à Paris au sortir de la guerre. Eric Hazan est élève au prestigieux lycée Louis-le-Grand. Alors que ses parents sont des lecteurs du Monde qui votent socialiste sans hésiter, des amis de lycée lui font découvrir le communisme. « J’ai été enveloppé par leur fraternité, leur gaieté, leur enthousiasme », se souvenait-il encore en souriant, soixante-dix ans plus tard. C’est le début de son engagement. Très tôt, il aide le FLN durant la guerre d’Algérie. Des valises de billets transitent à son domicile.

Professionnellement, le jeune homme se voit à Normale-Sup, passer l’agrégation, et rêve d’être historien. Mais son père le pousse à devenir médecin, « un de ces métiers qu’on emmène avec soi si l’on doit partir du jour au lendemain », comme l’expliquait Eric Hazan. Le voici donc chirurgien cardiaque. Il opère et dirige un service à l’hôpital Laennec, à Paris. Sans abandonner ses convictions. En 1973, il est l’un des tout premiers médecins à assumer, devant une caméra de l’ORTF, pratiquer des avortements, un acte alors passible de la prison. Deux ans plus tard, il se rend au Liban, pour aider, avec sa blouse blanche, le pays qui ploie sous les violences de la guerre civile.

« J’ai essayé d’être un patron attentif, respectueux, que la maison ne ressemble plus à l’entreprise capitaliste qu’elle était », expliquait Eric Hazan

En 1983, Eric Hazan lâche la chirurgie. A 47 ans, il ne s’imagine pas continuer pendant vingt ans à faire défiler les patients, ni traverser Paris à 2 heures du matin pour un malade qui fait des siennes. Il reprend alors Hazan, la maison de livres d’art recréée par son père en 1945. Le fils rebelle, le communiste si critique à l’égard de ses parents, endosse ainsi le costume inattendu de l’héritier. « J’ai essayé d’être un patron attentif, respectueux, que la maison ne ressemble plus à l’entreprise capitaliste qu’elle était », expliquait-il avec le recul. Chez Hazan, il crée aussi une série de gros volumes qui font sa fierté, comme les photos du vieux Paris signées Marville, et Yiddishland, de Gérard Silvain et Henri Minczeles.

La dure loi capitaliste finit cependant par se rappeler à lui. En difficulté financière, endetté, il se résout à vendre l’affaire familiale à Hachette en 1992, peu après la mort de son père. Il quitte l’entreprise quelques années plus tard et rebondit, en 1998, en créant avec quelques amis La Fabrique, une toute petite structure d’un ou deux salariés, farouchement indépendante.

Cette fois-ci, il n’édite plus des livres d’art mais des textes très engagés, un peu sur le modèle de François Maspero trente ans plus tôt. « Mes livres sont des armes », répète-t-il. A son catalogue, des ouvrages comme L’Edition sans éditeurs, d’André Schiffrin (1999), Le Capitalisme patriarcal, de Silvia Federici (2019), Figures du communisme, de Frédéric Lordon (2021), ou L’Aventure de la philosophie française, d’Alain Badiou (2012). Ou encore L’Insurrection qui vient, du Comité invisible, en 2007, qui vaut à l’éditeur d’être entendu comme témoin par la police dans la piteuse affaire de Tarnac (Corrèze).

Défenseur de Robespierre

Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’intérieur de Nicolas Sarkozy, voit dans ce pamphlet, dont un exemplaire a été trouvé à Tarnac, un « manuel de l’insurrection de l’ultragauche », et une preuve du rôle de Julien Coupat et de huit autres personnes dans le sabotage de caténaires de la SNCF. Tandis qu’Eric Hazan refuse de révéler l’identité des auteurs du livre, l’affaire débouche sur une relaxe générale. Un fiasco politique et policier, mais un succès pour Eric Hazan: grâce à la promotion assurée involontairement par le pouvoir sarkozyste, L’Insurrection qui vient se hisse pour des années en tête des ventes de La Fabrique. De quoi conforter la rentabilité de la PME, donc son indépendance.

Après avoir créé sa maison, comme l’avaient fait son père et son oncle Emile avant la guerre, il faut quelques années encore à Eric Hazan pour qu’il se risque, à 60 ans passés, à devenir aussi auteur, en signant L’Invention de Paris. Il n’y a pas de pas perdus (Seuil, 2002). Une délicieuse déambulation érudite à travers la capitale, où l’on croise Hugo, Nerval, Balzac et Zola, Barbès et Blanqui, les surréalistes et bien d’autres. Une vingtaine d’ouvrages suivent ce succès, dont beaucoup sont consacrés à la capitale et aux révolutions passées ou à venir : Chronique de la guerre civile, Paris sous tension, Le Tumulte de Paris (La Fabrique, 2004, 2011 et 2021). Dans Une histoire de la Révolution française (La Fabrique, 2012), il prend la défense de Robespierre, un de ses héros : « Il a été de tous les bons combats, a pris position contre la guerre, contre la peine de mort, pour que les juifs soient citoyens français, et n’a mené la Terreur que dans la douleur. »

A l’occasion, Eric Hazan se fait également traducteur de textes anglais, notamment ceux de l’éditeur franco-américain André Schiffrin (1935-2013), en recourant parfois à un pseudonyme choisi tout sauf au hasard : Michel Luxembourg. En souvenir de Louise Michel et de Rosa Luxemburg, évidemment.

Eric Hazan en quelques dates

23 juillet 1936 Naissance à Neuilly-sur-Seine

1975 Médecin, il se rend dans le Liban en guerre

1983 Reprend Hazan, la maison d’édition créée par son père

1998 Fonde La Fabrique

2002 Publie « L’Invention de Paris »

2021 « Le Tumulte de Paris »

6 juin 2024 Mort