En Cisjordanie, la lutte pour la survie d’un village bédouin

Les autorités israéliennes veulent déplacer les 200 habitants de Khan al-Ahmar, dont le village, coincé entre deux colonies, se situe dans une zone ultra-stratégique pour les partisans de l’annexion des Territoires occupés.

D’un hochement de tête, Eïd Abu Khamis, 51 ans, désigne les deux colonies prenant les 200 habitants de Khan al-Ahmar en tenaille. Il y a Maale Adumim, l’une des plus importantes des Territoires occupés, considérée par les Jérusalémites comme une banale ville-dortoir, et Kfar Adumim. Dans les années 90, cet ouvrier bédouin y conduisait une tractopelle. Il a même participé à la construction de la maison du ministre de l’Agriculture, Uri Ariel, qui vit dans cette colonie, illégale au regard du droit international. A l’époque, il ignorait les diatribes messianiques de ses employeurs. Aujourd’hui, ce sont ces mêmes leaders colons qui réclament la destruction de son village. Avec l’assentiment du gouvernement et de l’armée israélienne. Eïd Abu Khamis est désormais du mauvais côté des bulldozers.

Khan al-Ahmar : aux yeux des Bédouins, un creux de vallée au paysage lunaire où une partie de la tribu des Jahalin s’est fixée après avoir été expulsée par deux fois du désert du Néguev, dans les années suivant la fondation de l’Etat hébreu. Pour les Israéliens : un amas insalubre de tôles ondulées et de bâches poussiéreuses en «zone C». Soit les parties rurales et les colonies de Cisjordanie, placées sous contrôle militaire israélien à l’issue des accords d’Oslo, dans les années 90. Ce découpage censé ouvrir la voie à un Etat palestinien n’a fait qu’empirer la situation des Bédouins. Depuis, les Israéliens s’emploient à empêcher l’agrandissement de leurs campements, leur refusant systématiquement des permis de construire, poussant à leur sédentarisation dans les grandes villes.

Frêles habitations

La destruction de Khan al-Ahmar marquerait cependant un tournant. Ce serait la première fois depuis Oslo qu’un village palestinien serait entièrement rasé. Un précédent alarmant pour plusieurs autres communautés bédouines. A l’origine des demandes de démolition, les lobbys pro-colons ont retourné les lois habituellement utilisées contre eux, notamment les textes qui interdisent la construction de colonies sauvages sans permis de l’administration israélienne. Résultat : Khan al-Ahmar est désormais considéré comme un «avant-poste» bédouin, érigé illégalement.

D’autant que le village se situe en lisière de l’aire «E1», triangle stratégique de 12 km2 qui fait la jonction entre Jérusalem-Est et Maale Adumim. Depuis un quart de siècle, la droite israélienne rêve d’en expulser les tribus qui y vivent pour bâtir la nouvelle banlieue de Jérusalem et ainsi ceinturer les quartiers arabes de l’est de la ville sainte. Autrement dit : couper la capitale rêvée des Palestiniens de leur Etat putatif et enfoncer le dernier clou dans le cercueil de la solution à deux Etats.

Khan al-Ahmar n’a jamais figuré sur aucune carte. Les frêles habitations jouxtent une quatre voies construite pour les colons, invoquée par les Israéliens comme un danger justifiant leur éviction. En amont de la démolition, l’armée a installé une barrière et pavé un chemin pour les bulldozers. «Personne n’a jamais pris la peine de leur faire une route, sauf pour les expulser», ironise un activiste israélien.

Ces dernières semaines, Khan al-Ahmar a doublé voire triplé sa population. ONG, journalistes, militants, diplomates et représentants palestiniens défilent sous la grande bâche accolée à l’école du village. Vendredi, une ribambelle de 4×4 diplomatiques de représentants européens s’alignaient le long de la bande d’arrêt d’urgence, seul «parking» disponible, pendant qu’un ado juché sur un âne dirigeait un troupeau de chèvres sous la bretelle autoroutière. «Au-delà du risque de violation grave du droit international, il est important d’être là car c’est aussi ici, à Khan al-Ahmar, que se joue la viabilité de la solution à deux Etats et les chances d’une paix durable», confiait alors Pierre Cochard, le consul général de France à Jérusalem, qui s’était vu barrer l’accès au village par l’armée israélienne début juillet.

«Toujours à nous de partir»

Lundi, les villageois et leurs soutiens ont savouré une victoire : la rentrée scolaire (avancé d’un mois par «résistance») a pu se faire dans l’école, seul bâtiment en dur érigé en 2009 avec l’aide de fonds italiens. Walid Assaf, ministre palestinien en charge de la «Lutte contre l’occupation» y dort depuis le début du mois, date de l’ordre de démolition. «Tout ça peut disparaître en une demi-heure, concède-t-il. Mais les Israéliens ont peur d’une chose : les images. Ils sont très clairs sur ce qu’ils veulent, mais n’aiment pas quand ça se voit.»

Après deux recours déposés in extremis par les avocats des villageois, la Cour suprême a gelé l’ordre de démolition qu’elle avait précédemment validé. Les juges ont fixé une nouvelle date butoir au 16 août, mais ces derniers peuvent à n’importe quel moment redonner leur blanc-seing aux autorités d’ici là.

Le sort des Bédouins, groupe peu politisé, a souvent été négligé par les factions palestiniennes. Mais le cas de Khan al-Ahmar est devenu un symbole national. Pour Walid Assaf, la menace qui pèse sur le village pose les jalons du plan de paix concocté par les émissaires trumpistes, qui prévoirait, selon plusieurs sources, l’annexion de la «zone C» par Israël. Une priorité pour le Likoud, le parti de Benyamin Nétanyahou.

Les autorités israéliennes assurent, elles, que ce déplacement forcé n’aura que des avantages pour les Jahalin. L’armée a prévu de les installer sur le site d’une ancienne décharge près d’Abu Dis, ville surpeuplée proche de Jérusalem, leur faisant miroiter l’électricité ou l’eau courante, auxquelles ils n’ont jamais eu droit. «Le sol est toxique là-bas, on ne peut pas y élever d’animaux et les gens d’Abu Dis ne veulent pas de nous, rétorque Eïd Abu Khamis. Pourquoi c’est toujours à nous de partir et jamais aux colons ? N’est-ce pas ça l’apartheid ?»