Alors que le génocide à Gaza se poursuit, une association française récolte des dons déductibles des impôts au profit du Technion, une université d’élite israélienne au rôle central dans la formation des soldats et la recherche à vocation militaire. C’est par exemple à cette université que l’armée israélienne doit la version télécommandée du bulldozer D9, actuellement utilisé pour raser les villes de la bande de Gaza. Conjuguer partenariats éducatifs et intérêts tactiques : une discipline dans laquelle Israël excelle.
« Les diplômés du programme sont des pionniers technologiques au sein des forces armées israéliennes et constituent le fer de lance de la défense d’Israël. » C’est avec ces mots que le Technion, une université israélienne située à Haïfa, dans le nord de l’État hébreu, décrit le programme Brakim, dont la vocation est de former de futurs ingénieurs de l’armée israélienne. Celui-ci s’adresse à des étudiants israéliens membres de la réserve académique, c’est-à-dire des jeunes ayant choisi de reporter leur service militaire afin de suivre une formation universitaire leur permettant ensuite de servir dans l’armée à des postes d’ingénieur, ou dans le domaine des hautes technologies.
Fondé en 1912 à Haïfa, le Technion est une des plus vieilles universités israéliennes. C’est un institut technologique qui forme, chaque année, des milliers de scientifiques et d’ingénieurs dans des domaines tels que la santé, la tech, l’architecture… Mais aussi l’armement et l’ingénierie militaire. Fort de son prestige, le Technion a développé un large réseau de 16 associations satellites dans des pays comme le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Brésil, le Japon, l’Australie… Et la France. Sur son site internet, l’association Technion France récolte des dons et expose à quoi sert l’argent collecté : « Valoriser les réalisations et les projets du Technion dans les domaines de la recherche scientifique et technologique », mais aussi « apporter un soutien matériel et financier au développement des programmes de recherche, aux étudiants et professeurs et à l’infrastructure du Technion ». Comprenez : participer au fonctionnement du Technion à Haïfa, et, par conséquent, au développement de l’industrie d’armement israélienne et à la formation de soldats… Et ce, avec de l’argent public français. En effet, les dons au Technion France sont déductibles des impôts à hauteur de 66%, et même 75% pour les contribuables assujettis à l’impôt sur la fortune immobilière (IFI). Un mécanisme non sans rappeler les révélations de Blast, en novembre 2023, sur la manière dont la famille du milliardaire Patrick Drahi passe par sa fondation philanthropique pour financer l’armée israélienne.

94 millions d’euros transférés en 2022-2023
Quel montant touche chaque année le Technion sur le dos des contribuables français, grâce à ce mécanisme de défiscalisation ? Difficile de le savoir, l’association Technion France n’ayant pas publié ses comptes, ni les montants transférés au Technion, et ayant refusé de répondre à nos questions. Néanmoins, le Technion de Haïfa, lui, publie chaque année un rapport, dans lequel sont présentés, dans les grandes lignes, les chiffres clés du budget de l’université. On y apprend ainsi que, pour l’année universitaire 2022-2023, les 16 sociétés du Technion qui collectent des dons à travers le monde ont transféré 99,2 millions de dollars, soit près de 94 millions d’euros, au Technion de Haïfa. Dans le budget du Technion pour l’année scolaire 2023-2024, environ 10 millions d’euros en provenance des sociétés du Technion à l’international ont été intégrés aux dépenses de fonctionnement de l’Université, représentant 2,5% du budget opérationnel de l’établissement. L’aide apportée par les sociétés du Technion a notamment contribué à financer les exemptions d’une partie des frais de scolarité des étudiants réservistes de l’armée israélienne, précise le rapport 2024 de l’Université.

Le plus gros donateur est sans conteste l’American Society for Technion (ATS), basée aux États-Unis et qui, à elle seule, a transféré sur l’année universitaire 2022-2023 un total de 68 millions de dollars au Technion et à d’autres bénéficiaires non identifiés, selon le rapport des comptes publié par l’ATS. Les dons à l’ATS étant également défiscalisables aux États-Unis, les contribuables états-uniens ont, eux aussi, payé par leurs impôts la formation de soldats israéliens, en plus des milliards de dollars d’armement transférés par Joe Biden et Donald Trump à Israël. Les contribuables de plusieurs autres pays ont également financé, indirectement et à leur insu, la formation de soldats israéliens au Technion, et le développement de l’industrie militaire israélienne. En effet, les dons aux sociétés du Technion en Australie, au Canada et au Royaume-Uni donnent également droit à des avantages fiscaux, selon les informations présentes sur les sites respectifs de ces associations. Quant à la société suédoise du Technion, son site internet ne précise pas si les dons sont défiscalisables, mais elle ne se cache pas de ses objectifs : soutenir des projets de recherche et d’enseignement qui « profitent à l’État d’Israël ».
Une université au coeur de la machine de guerre israélienne
Derrière l’étalage de projets dans la santé ou la tech mis en avant par le Technion pour faire sa publicité, l’institut n’est pas une université comme les autres. C’est une institution centrale dans la machine de guerre israélienne, et ce depuis des décennies. Au Technion, le mélange des genres entre enseignement universitaire et domaine militaire est tel qu’Amos Horev, un haut gradé de l’armée israélienne ayant notamment participé à la guerre de 1948 au cours de laquelle Israël a commis un grand nettoyage ethnique contre les Palestiniens, a présidé le Technion de 1973 à 1982, avant de devenir président, de 1995 à 2001, de Rafael Advanced Defense Systems, une des principales entreprises israéliennes du secteur de l’armement.
Loin d’être du passé, ce lien étroit entre le Technion et l’armée perdure encore aujourd’hui, notamment au travers de plusieurs formations directement destinées à former de futurs soldats de l’armée israélienne. En plus du programme Brakim présenté plus haut, le Technion forme également des officiers de l’armée israélienne à l’ingénierie des systèmes, dans le cadre d’un programme baptisé «Systems Engineering Classes for IDF Officers », qui leur est spécifiquement dédié. Comme indiqué sur le site du Technion, ce programme est financé par le mécénat de l’homme d’affaires états-unien proche de l’extrême-droite Robert Shillman ainsi que par le ministère de la Défense israélien.
Des missiles, des drones et des bulldozers blindés
En plus des formations dédiées spécifiquement aux soldats, le Technion est central dans la recherche à visée militaire. L’université dispose d’un Institut de recherche avancée sur la défense (ADRI), fondé en 2017 et dont la vocation affichée sur son site internet est de « contribuer à la formation d’ingénieurs et de scientifiques de haut niveau qui dirigeront l’armée israélienne, les agences gouvernementales et les industries de défense et de sécurité ». L’ADRI se présente également comme ayant pour but de « répondre aux besoins de sécurité et de défense d’Israël à moyen et long terme ». L’Institut organise différents concours pour récompenser les élèves qui, en son sein, travaillent sur des innovations à portée militaire. Ainsi, en 2021, deux élèves ont remporté un prix pour un projet de “missile furtif autonome immergé de la mer à la surface”. Autrement dit, un missile pouvant être tiré depuis la mer vers la terre. En 2016, un autre élève a été récompensé après avoir remporté un autre concours organisé au sein de l’ADRI. Sa recherche portait sur un système de déverrouillage pour le pilotage de missiles. Enfin, l’ADRI organise également un autre concours, spécifiquement dédié aux technologies de drones militaires. Les gagnants bénéficient d’un financement de l’Institut pour développer leur concept jusqu’à l’étape de prototype.
Plusieurs autres projets de recherche à portée militaire sont actuellement en cours au Technion. Sur le site de l’université, on découvre ainsi que le professeur Beni Cukurel travaille à des prototypes de drones fonctionnant au kérosène, afin de remplacer les batteries et ainsi augmenter la densité énergétique de ces engins qui terrorisent les Gazaouis depuis bientôt deux ans. Les professeurs Assaf Klar et Raphael Linker travaillent, quant à eux, sur un système permettant de détecter les tunnels.
Au-delà de ces projets, le Technion a également participé à la production d’un certain nombre de technologies militaires utilisées depuis des années par l’armée israélienne contre les Palestiniens. En octobre 2003, Amos Levav, alors porte-parole de l’institut, présentait avec enthousiasme un système développé par des experts du Technion et permettant de contrôler à distance le tristement célèbre bulldozer D9 de l’entreprise Caterpillar. Quelques mois plus tôt, le 16 mars 2003, c’est ce même D9 qui écrasait et tuait la militante états-unienne Rachel Corrie, alors qu’elle essayait pacifiquement d’empêcher l’armée israélienne de détruire des maisons appartenant à des Palestiniens à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Aujourd’hui encore, le D9 est largement utilisé par l’armée israélienne à Gaza et en Cisjordanie, pour démolir les maisons des Palestiniens. Sa version sans conducteur, qui doit son existence aux chercheurs du Technion, est déployée sur le champ de bataille depuis l’automne 2023, et le début du génocide à Gaza, selon un article du média israélien Times of Israël. C’est notamment à l’aide de bulldozers que l’armée israélienne a anéanti des quartiers entiers de la ville de Rafah, à l’extrême sud de la bande de Gaza, à l’endroit même où Rachel Corrie a été assassinée il y a 22 ans.

En 2008, le Technion et Elbit Systems ont signé un accord de recherche conjoint portant sur les systèmes de vision. Dans le cadre de cet accord, Elbit s’est engagé à accorder, pour cinq ans, des bourses de recherche à des chercheurs du département d’ingénierie électrique du Technion. Enthousiaste à l’idée de voir des étudiants travailler sur des systèmes permettant d’améliorer les armes israéliennes utilisées contre les Palestiniens, le PDG d’Elbit Systems de l’époque avait déclaré, lors de la signature de l’accord : « Elbit Systems est fier d’être un partenaire actif dans la promotion des activités de recherche menées au Technion, l’un des instituts de recherche les plus avancés au monde sur le plan technologique. (…) Nous considérons que nos investissements constants dans la recherche et développement sont un élément central du succès d’Elbit Systems jusqu’à présent, et essentiels pour maintenir notre leadership dans le secteur très concurrentiel de l’industrie mondiale de la défense. Au fil des générations, de nombreux diplômés du Technion ont rejoint Elbit Systems. » Derrière ces discours auto-satisfaits, il y a la réalité sur le terrain : les armes produites par Elbit Systems sont utilisées aux quatre coins de la bande de Gaza, dans ce qui s’apparente souvent à des crimes de guerre. Ainsi, le 1er avril 2024, c’est un drone Hermes 450 d’Elbit Systems qui a tué sept humanitaires de l’ONG américaine World Central Kitchen en opération à Gaza. Le 19 avril de la même année, selon une enquête d’Amnesty International, une bombe MPR 500, produite par l’entreprise IMI, propriété d’Elbit Systems, a pulvérisé la maison de civils gazaouis, tuant neuf personnes et faisant sept blessés.
Des dons défiscalisés légaux
Malgré le rôle manifeste du Technion dans la formation des soldats et la recherche militaire israélienne, dont découlent des crimes de guerre massifs commis notamment à Gaza et en Cisjordanie, les transferts d’argent de la part du Technion France en direction du Technion de Haïfa ne semblent pas illégaux au regard du droit international, selon Ghislain Poissonnier, magistrat et vice-président de l’association Juristes pour le respect du droit international (Jurdi). « Ce n’est pas interdit de lever des fonds défiscalisés pour les utiliser ensuite à l’étranger, sous réserve que ça ne soit pas pour financer des activités contraires à l’ordre public français. Le mécanisme proposé par Technion France ne semble pas illégal. La seule limite, c’est le droit pénal, par exemple le financement de crimes de guerre. Mais, ici, le lien entre les fonds collectés par Technion France et les crimes de guerre commis par Israël paraît ténu. C’est une association en France, qui verse de l’argent à une entité à l’étranger. Cet argent est ensuite mis dans un pot commun qu’est le budget global du Technion. Puis, une partie de ce pot commun est utilisé pour des activités à visée militaire. »
Contacté, le ministère de l’Économie et des Finances s’est contenté de rappeler qu’un don direct à une armée étrangère n’est pas éligible à la réduction d’impôts, pas plus qu’un don « à une association française dont l’objet serait de venir en aide aux soldats d’une armée étrangère ». Sur le cas spécifique du Technion France, dont l’objet n’est pas directement de soutenir une armée, mais de financer une université largement impliquée dans le complexe militaro-industriel et dans les activités de l’armée israélienne, Bercy n’a pas apporté de réponse, mentionnant le secret fiscal. Questionnée afin de savoir si le Technion France bénéficie d’un rescrit fiscal, un document de l’administration fiscale attestant que les dons à l’association sont bel et bien éligibles à la déduction d’impôts, la directrice générale du Technion France n’a pas répondu. Avoir sollicité un rescrit fiscal n’est cependant pas obligatoire pour récolter des dons défiscalisables, ce document a simplement vocation à clarifier la légalité de cette défiscalisation en cas de doute.
Nouer des liens à l’international, un enjeu essentiel pour les universités israéliennes
Au-delà de la question fiscale, l’activité du Technion France illustre un enjeu central du monde académique israélien : la nécessité de nouer des liens à l’étranger afin de contrecarrer l’activisme pro-palestinien qui cherche à isoler Israël sur la scène internationale. En effet, depuis les années 2000, avec notamment l’impulsion du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), des militants de la cause palestinienne revendiquent une rupture des partenariats entre les universités israéliennes et les autres établissements à travers le monde. L’objectif est, sur le modèle du boycott académique de l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, de faire pression en faveur des droits des Palestiniens.
Afin de rompre son isolement, Israël a donc fait de ses liens avec l’Occident une priorité. Et, dans ce cadre, le domaine universitaire occupe une place importante. Le Technion de Haïfa fait ainsi partie du consortium EuroTeQ, une alliance d’universités européennes dont l’objectif est notamment de créer des collaborations entre elles. On retrouve au sein de ce consortium de prestigieux établissements français, dont HEC Paris et l’École Polytechnique.

Le consortium EuroTeQ est loin d’être le seul lien entre le Technion et les universités françaises. En 2019, l’Université Paris Saclay a signé un partenariat renforcé avec l’établissement israélien. Dans un article des Échos publié à l’époque, on apprend que l’objectif est de « favoriser la mobilité et les formations conjointes des doctorants ainsi que le renforcement des réseaux scientifiques », en particulier dans des domaines comme l’intelligence artificielle, la médecine et l’ingénierie. Le Technion est également partie prenante à de nombreux projets de recherche portant sur des sujets divers, en partenariat avec des universités françaises, et avec le financement de l’Union Européenne, dans le cadre du programme Horizon Europe. Si ces projets de recherche ne portent pas sur le domaine militaire, ils restent dénoncés par les partisans du boycott d’Israël, qui considèrent qu’isoler l’État hébreu dans tous les domaines est un moyen de pression efficace. C’est pour cette raison qu’un site internet recensant les partenariats entre universités françaises et universités israéliennes a été créé.
Selon un article du média israélien Haaretz publié en juillet, à l’échelle européenne, le boycott semble massif. Dans le contexte du génocide à Gaza, l’association des présidents d’universités israéliennes a mis en place une “task force anti-boycott”. Celle-ci a recensé 750 cas de boycott académique, allant du projet de recherche annulé entre un chercheur israélien et un chercheur européen, à la rupture pure et simple des relations entre une université israélienne et une université européenne. En mai 2024, par exemple, l’Université de Gand, en Belgique, a annoncé rompre ses relations avec toutes les universités israéliennes. Depuis, le boycott n’a fait que s’intensifier. Les données de la task force israélienne anti-boycott font état d’une hausse massive du nombre d’actions de boycott au cours des premiers mois de l’année 2025.

Si le boycott des universités israéliennes est avant tout le fruit de mobilisations militantes, il pourrait également permettre à certaines universités de se conformer au droit international. « Les universités françaises devraient réétudier leurs accords avec les universités israéliennes, afin de vérifier que ces partenariats ne favorisent pas la recherche militaire ou à double usage, c’est-à-dire civil et militaire. De même, se pose la question de savoir si certaines universités israéliennes n’ont pas des activités favorisant la colonisation de la Cisjordanie, illégale au regard du droit international. Ce n’est pas une posture idéologique de dire ça. En droit international, il y a une obligation de prévention et de ne pas porter assistance à la commission d’un crime », précise Ghislain Poissonnier, de l’association JURDI.
Dans un contexte de famine généralisée à Gaza, les universités françaises pourraient-elles être amenées à rompre leurs partenariats avec le monde académique israélien, dont les liens avec le complexe militaro-industriel ne sont plus à prouver ? Pour l’instant, le boycott académique est encore timide au pays des droits de l’homme.
Crédits photo/illustration en haut de page : Margaux Simon