Pendant des mois, les autorités politiques et militaires israéliennes ont planché sur un plan pour prendre le contrôle de la distribution de l’aide dans l’enclave palestinienne. Dès le départ, l’ONU et de grandes ONG internationales l’ont refusé. Dimanche, leur navire amiral s’est sabordé.
Le PDG a jeté l’éponge. Jake Wood restera dans l’histoire comme le patron de la Fondation humanitaire pour Gaza (Gaza Humanitarian Foundation, GHF) qui aura cessé ses activités avant de les avoir commencées. L’éphémère directeur se montrait pourtant bien sûr de lui.
Il y a quelques jours encore, il affirmait avec fermeté, dans un entretien accordé à CNN, que les agences onusiennes et les grandes ONG devaient se plier à la nouvelle architecture de l’aide humanitaire dessinée par Israël et les États-Unis à destination de la bande de Gaza. « C’est comme ça et pas autrement », en somme. Loupé.
Il a démissionné dimanche 25 mai. Dans un communiqué, il indique qu’il ne pense finalement pas que la GHF puisse répondre aux « principes humanitaires d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance ». Un autre membre d’importance, David Kohler, avocat et membre du conseil d’administration, avait déjà démissionné il y a deux semaines environ, selon une enquête publiée par le journal israélien Shomrin.
Exit donc la GHF suisse. Mais son conseil d’administration l’assure dans un communiqué : « Nous ne nous laisserons pas décourager. Nos camions sont chargés et prêts à partir. » Et d’affirmer que les livraisons commenceront lundi 26 mai. À l’heure où Mediapart publie cet article, impossible de savoir si les camions de la GHF sont effectivement entrés dans l’enclave palestinienne.
Ces derniers jours, quelques véhicules – 140 en cinq jours, alors qu’il en faudrait des centaines quotidiennement pour répondre à l’urgence alimentaire et sanitaire – ont pu y apporter de la farine, de la nourriture pour bébés et des produits médicaux, dans des conditions dantesques.
« Nous sommes sévèrement restreints par toutes les contraintes qui nous sont imposées, a expliqué lundi une source humanitaire. Les boulangeries refusent maintenant d’accepter de la farine à cause des risques d’insécurité, et les sociétés de transport refusent de transporter une partie des cargaisons car les routes qui nous sont imposées ne sont pas sûres. »
Le coup manqué de Nétanyahou
Les autorités israéliennes, après avoir mis en place un siège hermétique à partir du 2 mars et jusqu’au 20 mai, ont changé les règles du jeu. Seules les agences onusiennes et l’ONG World Central Kitchen (WCK) ont le droit d’affréter des camions. Les circuits traditionnels de l’aide, qui ont fait preuve de leur efficacité depuis des décennies, ont été mis à terre. Les cargaisons doivent, selon ces nouvelles obligations, être livrées directement aux boulangeries ou aux hôpitaux et non plus être stockées dans les entrepôts prévus à cet effet puis distribuées dans les quelque 400 points de retrait.
Les risques de pillage par des groupes armés agissant sous l’œil complaisant des soldats israéliens sont multipliés. Ceux de bousculades d’une population affamée aussi.
L’aide ne va plus à ceux qui en ont besoin. Ceux qui en ont besoin doivent aller chercher l’aide.
Le chaos ainsi créé était censé disparaître avec une nouvelle architecture de l’aide, inventée et promue par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou, endossée par l’administration Trump. Architecture qui permettrait, assurent ses promoteurs, d’éviter le détournement de l’aide par le Hamas. Une vieille allégation répétée à l’envi par les autorités israéliennes pour discréditer les agences onusiennes et les ONG internationales critiques de leur politique, mais qu’elles n’ont jamais étayée de preuves.
Dans cette nouvelle architecture, ce n’est plus l’aide qui va à celles et ceux qui en ont besoin. Celles et ceux qui en ont besoin devront aller la chercher dans des centres de distribution.
Au nombre de quatre ou cinq, certains déjà construits, ils sont situés pour la plupart dans le sud de la bande de Gaza. Leur localisation fait dire aux humanitaires qu’ils participent à l’épuration ethnique mise en œuvre par l’armée israélienne. Celle-ci multiplie en effet les ordres de déplacement forcé, poussant les populations du nord de l’enclave, de Gaza City, de Khan Younès et de l’est du territoire, toujours plus vers le sud-ouest.
Peu de points de distribution, donc, et ultrasécurisés par les mercenaires d’une société de sécurité privée états-unienne, SRS. Inconnue dans le secteur de l’humanitaire, elle a obtenu le marché sans appel d’offres et, comme le montre un document consulté par Mediapart, cherche à recruter parmi des organisations locales pour les opérations de distribution. Le quotidien israélien Haaretz a révélé les liens entre SRS et des militaires dans l’entourage de Benyamin Nétanyahou.
SRS participerait au filtrage des bénéficiaires, une personne par famille, qui devraient être dûment enregistrés et montrer patte blanche, logiciel de reconnaissance faciale à l’appui, avant de recevoir l’aide.
Cette militarisation de l’aide humanitaire a conduit des agences onusiennes comme le Programme alimentaire mondial (PAM), l’Unicef, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ainsi que les grandes organisations humanitaires internationales à refuser de s’associer à l’initiative israélo-états-unienne.
C’est là que le navire amiral, la Fondation humanitaire pour Gaza, a commencé à prendre l’eau. Surgie de nulle part, enregistrée en Suisse en février 2025, elle devait récolter les fonds, fournir l’aide, superviser la distribution. Bref, remplacer l’ONU.
Une fondation à but lucratif
Inconnue de tous les acteurs humanitaires, la GHF a tenu dès le départ à présenter un visage respectable et professionnel. Elle laissait fuiter de belles prises : David Beasley, ancien du PAM et Prix Nobel de la paix, et Nate Mook, ancien PDG de l’ONG World Central Kitchen.
Seulement, les deux, dont les noms figuraient sur les premiers documents de la GHF, ont pris leurs distances, arguant qu’ils avaient effectivement été approchés mais qu’ils avaient décliné.
Le 22 mai, selon un document consulté par Mediapart, la GHF assurait à l’institution militaire israélienne chargée de coordonner l’aide pour la bande de Gaza, le Cogat, que de grandes ONG internationales avaient enfin accepté de participer.
Démenti cinglant de Save the Children qui, dans un communiqué publié le 25 mai, « réaffirme sa position ferme de ne pas s’engager dans un système d’acheminement de l’aide à Gaza qui ne respecte pas les principes humanitaires, à la suite d’informations faisant état d’une collaboration avec la Fondation humanitaire de Gaza concernant une nouvelle proposition militarisée pour l’acheminement de l’aide ».
Plus gênant encore, Trial International, association suisse luttant contre l’impunité dans le cadre des crimes les plus graves, a, le 23 mai, demandé à la justice d’enquêter sur la fondation et son respect des conventions de Genève et de la loi suisse.
Tout était réuni pour le sabordage de la GHF. Du moins pour la GHF enregistrée en Suisse. Car voici qu’en surgit une autre qui, comme l’affirme le conseil d’administration, assurera la collecte et la distribution de l’aide. « On nous a dit qu’une “entité américaine” prendrait le relais, sans plus de précisions », affirme une source humanitaire.
Mediapart a retrouvé cette GHF aux États-Unis, dans l’État du Delaware. Elle n’y est pas enregistrée comme fondation, dont l’objet est une aide philanthropique à but non lucratif, pouvant recevoir des dons possiblement exemptés fiscalement. Il est donc aisé d’en conclure que cette GHF-là a pour objectif de faire des affaires. Quant au conseil d’administration et aux comptes, ils sont bien protégés par le statut de paradis fiscal et juridique du Delaware.
Autrement dit, si la population gazaouie bénéficiera certainement bien peu des activités de la Fondation humanitaire pour Gaza, ces dernières vont assurément en enrichir certains. Et sous nos yeux, un gros coup de canif vient d’être planté, une nouvelle fois, dans le droit humanitaire international.