En Allemagne, les artistes comme moi sont censurés, parce que nous soutenons les droits des Palestiniens

Je ne suis que l’un de ces nombreux artistes qui ont été touchés par un nouveau maccarthysme qui s’est installé dans un climat d’intolérance croissant en Allemagne. La romancière Kamila….

Je ne suis que l’un de ces nombreux artistes qui ont été touchés par un nouveau maccarthysme qui s’est installé dans un climat d’intolérance croissant en Allemagne. La romancière Kamila Shamsie, la poète Kae Tempest, les musiciens Young Fathers et le rappeur Talib Kwelli, l’artiste visuel Walid Raad et le philosophe Achille Mbembe, sont tous de ces artistes, universitaires, conservateurs et autres qui ont été pris dans un système d’interrogatoire politique, de liste noire et d’exclusion, qui s’est aujourd’hui répandu en Allemagne grâce à l’adoption d’une résolution par le Parlement en 2019. Au bout du compte, il s’agit de cibler celles et ceux qui critiquent la politique israélienne à l’égard des Palestiniens.

Récemment, une exposition de mes œuvres a été annulée dès le départ parce que je soutiens le mouvement non violent de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) conduit par les Palestiniens. L’annulation n’a jamais été annoncée publiquement, mais j’ai bien compris qu’elle était due au fait que les travailleurs culturels en Allemagne craignent, pour eux et leur institution, d’être malmenés pour avoir fait la promotion d’une personne étiquetée comme « antisémite ». C’est le travail de la tyrannie : créer une situation où les gens ont assez peur pour qu’ils se taisent, et l’autocensure fera le reste.

Mais comme ma propre histoire est relativement secondaire, j’aimerais vous parler de mon amie, la musicienne Nirit Sommerfeld.

Nirit est née en Israël et a grandi en Allemagne, et elle conserve toujours des liens avec ces deux endroits, y compris avec sa famille agrandie en Israël. En tant qu’artiste, et depuis plus de vingt ans, elle s’occupe de relations entre Allemands, Israéliens et Palestiniens en matière de chansons, de textes et de spectacles, dédiant toutes ses représentations à une compréhension internationale et interreligieuse.

Pourtant, aujourd’hui, Nirit est dans l’incapacité de réaliser librement son travail culturel. Quand les agents de l’État ont examiné sa demande de financement artistique, ils ont dit à Nirit qu’ils devaient mener une enquête sur son travail ; quand elle a essayé de réserver un site pour un concert à Munich, où elle vit, il lui a été dit par les organisateurs que le spectacle serait annulé, à moins qu’elle ne confirme par écrit qu’il ne manifesterait aucun « soutien au contenu, au thème et aux objectifs » de la campagne BDS. Elle a été, à plusieurs reprises, la cible de campagnes de diffamation.

Pourquoi cela est-il arrivé ?

Parce qu’elle a parlé de ce qu’elle avait vu de ses propres yeux : les lois racistes d’Israël contre ses propres citoyens qui sont palestiniens ; les check-points de l’armée israélienne, les démolitions de maisons, le mur de séparation, les saisies de terres, l’incarcération d’enfants, et les soldats israéliens qui humilient et tuent des Palestiniens de tous âges. Elle a été le témoin de l’usage illégal des bombes au phosphore contre Gaza, et de l’indifférence – au mieux – de beaucoup, dans la société israélienne.

J’ai demandé à Nirit comment elle ressentait la situation : « Après être retournée pendant deux ans à Tel Aviv, et de nombreuses visites dans les territoires palestiniens occupés, J’ai compris qu’Israël n’était pas à la hauteur de son haut niveau moral déclaré. La leçon tirée de l’Holocauste était,’ plus jamais ça !’. Mais était-ce destiné simplement à nous protéger, nous les juifs ? Pour moi, ‘plus jamais ça’ doit inclure ‘plus jamais de racisme, d’oppression, de nettoyage ethnique, où que ce soit’ – et aussi ‘plus jamais d’antisémitisme’ ».

La musique de Nirit célèbre son passé et son présent juifs à travers la chanson. En tant qu’artiste dont le grand-père a été assassiné dans le génocide nazi, elle trouve « profondément inquiétant » d’être soumise à une censure et à un maccarthysme inquisitorial de la part d’agents publics et d’institutions allemands.

Du point de vue de Nirit : « Quand les défenseurs d’Israël insistent pour dire que ces politiques d’occupation et d’apartheid sont conduites au nom de tous les juifs du monde, ils alimentent l’antisémitisme. La lutte contre l’antisémitisme ne doit pas, et ne peut pas, être menée en diabolisant la lutte pour les droits des Palestiniens ».

Ce que vit Nirit est un exemple de la situation kafkaïenne à laquelle nous sommes parvenus : une femme juive, dont le travail est axé sur l’histoire, la mémoire, la justice, la paix et la compréhension, est, à tort, accusée d’antisémitisme – par des institutions allemandes. L’absurdité de cette accusation montre clairement une chose : elle montre qu’en réalité, il ne s’agit pas du tout d’antisémitisme, mais de limiter notre liberté à discuter de la situation politique et humanitaire en Israël et en Palestine.

Alors, comment cette situation est-elle survenue ?

En 2019, une résolution parlementaire non contraignante, rédigée en termes vagues, assimilant à tort le mouvement BDS à l’antisémitisme, a été adoptée en Allemagne. En peu de temps, cette résolution a ouvert la voie à une atmosphère de paranoïa, alimentée par une désinformation et un opportunisme politique.

Le BDS est un mouvement pacifique dont le but est de faire pression sur Israël pour qu’il mette fin à ses violations des droits humains des Palestiniens et qu’il respecte le droit international. Il s’inspire des précédents du mouvement des droits civiques aux États-Unis, et plus connu encore, du mouvement contre l’apartheid en Afrique du Sud. Il cible la complicité avec un régime injuste, et il est dirigé contre les institutions, pas contre les personnes, ni l’identité. Le BDS alerte la conscience publique sur un statu quo intenable et profondément injuste, et il mobilise l’action pour mettre fin à toute implication dans son soutien.

Pourtant, des directeurs de festivals, des programmateurs et des institutions entières avec financement public soumettent des artistes à des tests politiques, vérifient s’ils ont déjà critiqué la politique israélienne. Si ce système de surveillance et d’autocensure a pu voir le jour, c’est parce que les institutions culturelles se trouvent elles-mêmes sous les attaques de groupes anti-Palestiniens lorsqu’elles invitent un artiste ou un universitaire qui a une vision de l’occupation israélienne qu’ils jugent inacceptable.

Pour donner un exemple parmi tant d’autres, le directeur du musée juif de Berlin, Peter Schäfer, a été contraint de démissionner après que le musée eut twetté le lien vers un article d’un quotidien allemand qui parlait d’une lettre ouverte, signée par 240 universitaires juifs et israéliens, dont d’éminents spécialistes de l’antisémitisme, lettre qui critiquait la résolution anti-BDS.

Mais à présent, dans un geste sans précédent, les représentants de 32 institutions culturelles de premier plan en Allemagne, notamment le Goethe-Institut, se sont ensemble exprimés pour manifester leur inquiétude face à la répression des voix critiques et minoritaires en Allemagne, suite à la résolution anti-BDS du Parlement.

Dans leur déclaration commune, ils disent : « En invoquant cette résolution, les accusations d’antisémitisme sont utilisées à mauvais escient pour écarter des voix importantes et déformer des positions critiques ». Quelques jours plus tard, plus de 1000 artistes et universitaires signaient une lettre ouverte soutenant la protestation par les institutions culturelles.

À un moment où les héritages coloniaux sont de plus en plus remis en question, discuter de ce cas particulier d’un colonialisme en cours devient au contraire tabou. Mais cela n’a jamais été aussi urgent : la situation des Palestiniens qui vivent sous l’apartheid et l’occupation empire de semaine en semaine.

Nous devrions tous être alertés par ce nouveau maccarthysme. Les artistes, comme tous les citoyens, doivent être libres de s’exprimer et de décider d’actions significatives, y compris de boycotts de principe, contre des systèmes d’injustice. Si rien n’est dénoncé, le silence de la contestation et la marginalisation des groupes minoritaires ne s’arrêteront pas aux Palestiniens et à ceux qui les soutiennent.