Le BDS est aujourd’hui un devoir moral. Une réponse à Bernard-Henri Lévy

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Omar Barghouti | Mediapart | 05/02/2011 |

Dans son attaque irritée contre le mouvement boycott, désinvestissements et sanctions (BDS) contre Israël, M. Bernard Henri Lévy (La Règle du Jeu, 25 janvier 2011) tente désespérément de salir le mouvement en présentant plusieurs prémisses manifestement fausses, régurgitées et trompeuses, qui conduisent à des conclusions injustifiées, voire illogiques. Ce que M. Lévy cherche particulièrement à cacher ou à obscurcir, ce sont les objectifs réels du mouvement, qui est derrière lui, et les raisons de sa croissance spectaculaire dernièrement, particulièrement en France, aux Etats Unis et dans d’autres pays occidentaux.

Le fait est que l’appel BDS a été lancé par une grande majorité de la société civile palestinienne le 9 juillet 2005, ce qui constitue une nouvelle phase qualitative de la lutte globale pour la liberté, la justice et l’autodétermination palestiniennes. Plus de 170 partis politiques palestiniens, fédérations syndicales, organisations de femmes, groupes pour les droits des réfugiés, des O.N.G. et des organisations de terrain ont appelé à un boycott contre Israël jusqu’à ce qu’il se conforme à ses obligations selon le droit international. Enracinée dans une histoire de résistance civile et non violente vieille d’un siècle contre le colonialisme de peuplement, l’occupation et les nettoyages ethniques, l’appel rappelle comment les gens de conscience dans la communauté internationale ont «historiquement endossé la responsabilité morale de combattre l’injustice, comme illustré dans la lutte pour abolir l’Apartheid en Afrique du Sud», et appelle les associations de la société civile internationale et les gens de conscience à travers le monde à «imposer de larges boycotts et mettre en application des initiatives de retrait d’investissement contre Israël tels que ceux appliqués à l’Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid. »

Depuis 2008, le mouvement BDS a été dirigé par la plus vaste coalition d’organisations de la société civile palestinienne dans la Palestine historique et en exil, le Comité National BDS (BNC). Ancré dans un profond respect du droit international et des droits humains universels, le mouvement s’est répandu dans le monde. Partout, les militants BDS choisissent leur propre cible et établissent les tactiques les plus créatives et les plus efficaces convenant le mieux à leur environnement politique et culturel. Le fait que le BDS rejette catégoriquement toute forme de racisme, dont l’antisémitisme, a suscité partout un intérêt accru dans les mouvements libéraux et progressistes.

Si plusieurs militants éminents du BDS soutiennent ouvertement la solution d’un État unitaire, la plupart des membres de la coalition qui mènent le mouvement souscrivent encore à la solution de deux Etats. Cependant, cette question est hors sujet, car le mouvement BDS, strictement basé sur les droits, a toujours évité de prendre une position quelconque sur le débat un Etat – deux Etats, et a plutôt mis l’accent sur les trois droits fondamentaux qui doivent être satisfaits pour une quelconque solution politique. Mettre fin à l’occupation israélienne de 1967 des territoires palestiniens et autres territoires arabes, mettre fin au système israélien de discriminations légalisées et institutionnalisées contre ses propres citoyens Palestiniens, et reconnaître les droits, ratifiés par l’ONU, des réfugiés Palestiniens à rentrer dans leurs foyers d’origine, voilà les trois principes stratégiques de base du mouvement. Tout le reste est tactique.

M. Levy déforme complètement ma position sur cette question. Citant un de mes articles de 2003, il affirme bizarrement que je soutiens une solution à « deux Palestines ». Voici mes mots exacts : «… on ne doit pas nier que le droit au retour des réfugiés Palestiniens contredit les exigences d’une solution négociée pour deux Etats. Israël ne l’acceptera simplement jamais, et fait de cette question le talon d’Achille de toute solution négociée pour deux Etats, comme les faits l’ont amplement montrés ». En réalité, une solution négociée pour deux Etats exclura de facto le droit aux deux tiers des Palestiniens, les réfugiés, à rentrer chez eux, ainsi que les y autorise le droit international, comme pour tous les réfugiés.

Pendant plus de 27 ans, j’ai ouvertement et invariablement préconisé un Etat séculier et démocratique dans la totalité de la Palestine historique, où tous bénéficieront de droits égaux, indépendamment de l’ethnicité, de la religion ou de tout attribut identitaire. C’est pour moi, la formule la plus cohérente d’un point de vue éthique, pouvant concilier le droit inaliénable des Palestiniens à l’autodétermination, incluant le retour des réfugiés, avec les droits de tous les habitants de cette terre à la justice, à la paix, à la dignité et aux droits démocratiques. Par ailleurs, même si ma position réelle sur cette question avait été celle présentée par M. Lévy, partir de cette position supposée mienne pour impliquer le mouvement BDS tout entier ne manque pas seulement d’honnêteté intellectuelle ; c’est l’équivalent logique de déclarer, par exemple, que le mouvement anti guerre en France comploterait de remplacer le système capitaliste par un ordre socialiste s’il comptait un communiste (ou présumé communiste) parmi ses dirigeants.

Comme toute large coalition démocratique construite sur des principes communs, mais épousant et respectant chèrement le pluralisme, le mouvement BDS, comme chacun peut le vérifier en examinant l’abondante collection de déclarations officielles et de documents publiés ces cinq dernières années, ne se range derrière aucune solution politique spécifique pour ce conflit colonial. Le dénominateur commun du mouvement est le soutien aux droits des Palestiniens en accord avec le droit international.

L’article de M. Lévy commet une autre sérieuse erreur en qualifiant commodément Israël de « démocratie ». L’Afrique du Sud était aussi la seule « démocratie » en Afrique pendant l’Apartheid. Les USA étaient aussi une « démocratie » quand les millions d’Afro-Américains du Sud vivaient sous la ségrégation et l’oppression raciale. Un Etat ethnocentrique, comme Israël, qui discrimine par la loi ceux qui ne sont pas Juifs, qui occupe, déplace par la force, colonise et commet ce que d’éminents experts de droit international et des organisations des droits humains décrivent comme des crimes de guerre ne peut pas, même de loin, être appelé une démocratie. Si la France adoptait des lois discriminant ses citoyens juifs et favorisant ses citoyens catholiques, l’appellerions-nous une démocratie ?

L’ancien ministre du gouvernement d’Afrique du Sud Ronnie Kasrils et l’auteur britannique Victoria Brittain ont bien traité de cette question. Ils ont écrit:
« Le désir d’une majorité ethnique ou religieuse d’Israéliens Juifs s’est infiltré depuis les territoires occupés pour imprégner le programme ‘national’ israélien…. Pendant des décennies, la minorité palestinienne d’Israël s’est vue refuser une égalité fondamentale dans les domaines de la santé, l’éducation, le logement et la possession de la terre, pour la seule raison qu’elle n’est pas juive. Le fait que cette minorité ait le droit de vote compense difficilement l’injustice rampante dans tous les autres droits humains fondamentaux. Ils sont exclus de la définition même de « l’État juif », et n’ont virtuellement aucune influence sur les lois ou sur les orientations politiques, sociales et économiques. Leur similitude avec les Sud-Africains noirs vient de là ».

De plus, au moment où une vague de soulèvement populaire balaie la région arabe, exigeant les libertés, la justice sociale et la démocratie, il est assez révélateur, quoique largement attendu, de voir Israël -et le gouvernement des Etats Unis – dans un tel état de panique et d’agitation, se placer du mauvais côté de l’Histoire, avec les despotes et les régimes autoritaires contre les peuples. Israël, agacé par la tempête de critiques, pourtant polies, de la dictature égyptienne par ses alliés européens d’hier et même par certaines voix de l’administration étatsunienne, a lancé une campagne diplomatique pour convaincre les capitales importantes de soutenir Hosni Moubarak par crainte d’une déstabilisation et que les autres despotes de la région amis d’Israël se sentent abandonnés.

En Tunisie, aussi, le système de surveillance électronique tant vanté de l’ancien dictateur Ben Ali fonctionnait en coopération étroite avec Israël, comme l’ont rapporté systématiquement les organisations de la société civile tunisienne. Le renversement des amis d’Israël dans la région, révèle de plus en plus clairement l’importance de l’investissement d’Israël et de ses partenaires occidentaux pour sauvegarder et étayer les régimes autocratiques non élus du monde arabe. En partie pour faire du mythe d’Israël, la «villa dans la jungle» souvent repris par les groupes de lobby pro-israélien, une prophétie auto réalisatrice.

Israël ait été pendant des décennies le meilleur ami de l’Afrique du Sud de l’Apartheid, l’aidant à développer un armement nucléaire, à écraser la résistance populaire de la majorité noire, et à contourner le vaste boycott contre elle. Ces faits ne plaident pas pour un Etat qui met en avant une image trompeuse de démocratie et de lumières.

Enfin, en ce qui concerne l’affirmation infondée et manifestement trompeuse selon laquelle un boycott des produits israéliens équivaut à boycotter les « produits juifs », on peut se demander si un boycott par exemple du Soudan ou de l’Arabie Saoudite serait considéré comme islamophobe. Le boycott contre l’Afrique du Sud était-il antichrétien ? Pourquoi deux poids deux mesures s’agissant d’Israël ? Le mouvement BDS contre Israël se désintéresse complètement qu’il soit un Etat juif, musulman, catholique ou hindou ; la seule chose qui importe est qu’il s’agit d’un oppresseur colonial qui nie constamment au peuple palestinien ses droits fondamentaux. Est-ce si difficile à comprendre ?

Un boycott d’Israël aujourd’hui est un devoir moral pour tous ceux qui ont à cœur le règne du Droit et des droits universels pour tous les humains, sans distinction.

Omar Barghouti est membre fondateur du mouvement BDS, auteur de « Boycott, Désinvestissement, Sanctions: BDS contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine” (La Fabrique, 2010).



Why Is BDS a Moral Duty Today? A Response to Bernard-Henri Levy

by Omar Barghouti, published in the Huffington Post.

In his angry attack on the boycott, divestment and sanctions (BDS) movement against Israel, Mr. Bernard-Henri Levy desperately attempts to smear the movement by presenting a number of patently false, regurgitated, and misleading premises and reaching, as a result, unwarranted, even illogical, conclusions. What Mr. Levy peculiarly tries to hide or obscure are the real objectives of the movement, who stands behind it, and the reasons behind its spectacular rate of growth lately, especially in France and other Western countries.

The fact is the BDS Call was launched by a great majority in Palestinian civil society on July 9, 2005, as a qualitatively new phase in the global struggle for Palestinian freedom, justice, and self-determination. More than 170 leading Palestinian political parties, trade union federations, women’s unions, refugee rights groups, NGOs, and grassroots organizations called for a boycott against Israel until it fully complies with its obligations under international law. Rooted in a century-old history of civil, nonviolent resistance against settler colonialism, occupation and ethnic cleansing, the effort recalls how people of conscience in the international community have « historically shouldered the moral responsibility to fight injustice, as exemplified in the struggle to abolish apartheid in South Africa, » calling upon international civil society organizations and people of conscience all over the world to « impose broad boycotts and implement divestment initiatives against Israel similar to those applied to South Africa in the apartheid era. »

Since 2008, the BDS movement has been led by the largest coalition of Palestinian civil society organizations inside historic Palestine and in exile, the BDS National Committee (BNC). Anchored in deep respect for international law and universal human rights, the movement has spread across the world, empowering and mobilizing creative energies and emphasizing sensitivity to the particularities of each context. BDS activists anywhere select their own targets and set the tactics that best suit their political and cultural environment. The fact that BDS categorically rejects racism of all sorts, including anti-Semitism, has further increased its appeal among liberal and progressive movements everywhere.

While several leading BDS activists openly endorse the unitary state solution, most of the members of the coalition leading the movement still subscribe to the two-state solution. This is, however, an irrelevant issue, as the BDS movement, being strictly rights-based, has consistently avoided taking any position regarding the one-state/two-states debate, emphasizing instead the three basic rights that need to be realized in any political solution. Ending the Israeli occupation that started in 1967 of all Arab territories, ending Israel’s system of legalized and institutionalized discrimination against its own Palestinian citizens, and recognizing the UN-sanctioned rights of Palestinian refugees to return to their homes of origin are the three basic principles of the movement. Everything else is secondary and tactical.

Mr. Levy completely misrepresents my position on the matter. Citing a 2003 article of mine, he outlandishly claims that I endorse a « two-Palestines » solution. Here are my exact words: « … one must not deny that the right of return of Palestinian refugees does contradict the requirements of a negotiated two-state solution. Israel simply will never accept it, making it the Achilles’ heel of any negotiated two-state solution, as the record has amply shown. » The point was that a negotiated two-state solution will de facto exclude the right of two-thirds of the Palestinians, the refugees, to return to their homes, as all refugees are entitled to according to international law.

For more than 27 years, I’ve consistently and openly advocated a secular, democratic state in the entire area of historic Palestine, where everyone enjoys equal rights, irrespective of ethnicity, religion or any identity attribute. This, to my mind, is the most ethically-consistent formula that can accommodate the inalienable Palestinian right to self determination, including the return of refugees, with the rights of all the inhabitants of the land to justice, peace, dignity and democratic rights. Regardless, even if my real position on this issue were presented by Mr. Levy, extrapolating from this alleged position of mine to implicate the entire BDS movement not only lacks intellectual honesty; it is logically equivalent to claiming that the anti-war movement in France, say, is plotting to replace the capitalist system with a socialist order based on having a communist (or one merely claimed to be a communist) among its leaders.

Like any large, democratic coalition of groups that is built on common principles but espouses and dearly respects pluralism, the BDS movement, as anyone can conclude from examining the huge record of official statements and documents issued in the last five years, does not endorse any specific political solution to this colonial conflict. The common denominator of the movement is upholding Palestinian rights in accordance with international law.

Another serious fallacy in Mr. Levy’s article is his rhetorical characterization of Israel as a « democracy. » South Africa was also the only « democracy » in Africa during apartheid. The U.S. was a « democracy, » as well, when in the South millions of African-Americans were thoroughly segregated and racially oppressed. An ethnocentric state, like Israel, that discriminates by law against people who are not Jewish and that occupies, forcibly displaces, colonizes and commits what leading international law experts and human rights organizations describe as war crimes, cannot remotely be called a democracy. If France were to adopt laws discriminating against its Jewish citizens and favoring its Catholic citizens, would we call it a democracy?

Former South African government minister Ronnie Kasrils and British author Victoria Brittain addressed this point quite well. They wrote:

« The desire for an ethnic-religious majority of Israeli Jews has seeped across from the occupied territories to permeate the Israeli ‘national’ agenda… The Palestinian minority in Israel has for decades been denied basic equality in health, education, housing and land possession, solely because it is not Jewish. The fact that this minority is allowed to vote hardly redresses the rampant injustice in all other basic human rights. They are excluded from the very definition of the « Jewish state », and have virtually no influence on the laws, or political, social and economic policies. Hence their similarity to the black South Africans. »

Furthermore, at a time when a wave of popular uprisings is sweeping the Arab region, demanding freedoms, social justice and democracy, it is quite telling, if largely expected, to see Israel — and the US government — in such a panic and uproar, standing on the wrong side of history, with despots and authoritarian regimes against the people. Unnerved by the storm of criticism, albeit polite, of the Egyptian dictatorship by its hitherto European allies and even some in the US administration, Israel has launched a diplomatic campaign to convince key capitals to support Hosni Mubarak lest stability is lost and Israel’s other despotic friends in the region feel abandoned.

In Tunisia, as well, the vaunted electronic surveillance apparatus of the former dictator Ben-Ali was run in close cooperation with Israel, as Tunisian civil society organizations systematically reported. With more of Israel’s friends in the region being dethroned, it is becoming abundantly clear how much Israel and its Western partners have invested in safeguarding and buttressing the unelected, autocratic regimes in the Arab world, partially to make a self-fulfilling prophecy of Israel as the « villa in the midst of the jungle » — the myth often repeated by Israel’s lobby groups.

The fact that Israel was for decades apartheid South Africa’s best friend, helping it to develop nuclear weapons, to crush popular resistance by the black majority, and to dodge the widespread boycott against it has not helped Israel’s case in projecting a deceptive brand of democracy and enlightenment either.

Finally, regarding the patently misleading and unfounded claim that a boycott of Israeli products is tantamount to boycotting « Jewish merchandise, » one can only ask whether a boycott of Sudan, or Saudi Arabia, for that matter, would be considered Islamophobic? Was the boycott against South Africa anti-Christian? Why the double standard when it comes to Israel? The BDS movement against Israel could not care less whether it is a Jewish, Muslim, Catholic or Hindu state; all that matters is that it is a colonial oppressor that persistently denies the Palestinian people their basic rights. Is this too difficult to understand? A boycott of Israel today is a moral duty for all those who care about the rule of law and universal rights for all humans, equally.

Omar Barghouti is a founding member of the BDS movement and author of Boycott, Divestment, Sanctions: The Global Struggle for Palestinian Rights, » (Haymarket, 2011).