Sur les boycotts, la Palestine, et la résistance : une note de lecture d’« Assuming boycott »

Assuming Boycott: Resistance, Agency, and Cultural Production
(Assumer le boycott : résistance, action et production culturelle)
Édité par Kareem Estefan, Carin Kuoni, et Laura Raicovich.
272 pp. OR Books, 2017. $18.

Au cours de l’hiver 2012, la très populaire poétesse et musicienne mvskoke, Joy Harjo, s’est retrouvée au centre d’une bataille publique infernale. Malgré des appels directs provenant de milliers de défenseurs BDS, notamment de certains de ses amis de la communauté indigène, Harjo décida d’accepter une courte tournée à l’Université de Tel Aviv. Bien sûr, beaucoup d’autres artistes internationaux ont franchi la ligne rouge pour se produire dans des espaces ciblés par le boycott dirigé par les Palestiniens, mais quand Harjo décida d’y aller, alors cela a touché une corde particulièrement sensible.

Les militants palestiniens et anticoloniaux se sont sentis trahis qu’un symbole de culture anti-guerre, féministe, indigène comme Harjo fasse la sourde oreille à des amis et alliés politiques. Pour sa part, Harjo prétendit qu’elle s’était sentie maltraitée et harcelée. Le débat à forte charge émotionnelle était intensifié par la présence théâtrale de propagandistes et de trolls pro-Israël qui, sans la moindre ironie, s’érigeaient en gardiens de la liberté d’expression.

Harjo défendit sa décision sur sa page Facebook et dans un entretien avec le Jerusalem Post, avançant l’argument métaphysique que l’art a la capacité spéciale de transcender les barrières d’un conflit politique. Ce concept mystique frappa de nombreux partisans BDS comme étant peu sincère étant donné que Harjo elle-même avait boycotté autrefois la Maison-Blanche durant la guerre d’Iraq, manifestant sa conviction que certaines limites politiques ne devaient jamais être franchies. Comment et pourquoi a-t-elle pu décider que se produire dans un espace de l’apartheid israélien ne méritait pas le même refus ?

Cet épisode pénible ranime des questions qui exigent une sérieuse réflexion et attention. Pourquoi les critiques des boycotts culturels insistent-ils pour les définir comme une forme de censure, plutôt que comme une invitation à imaginer et à adopter des formes d’engagement plus fondées sur les principes ? Les boycotts culturels et académiques sont-ils une stratégie efficace quand certains artistes et alliés peuvent être marginalisés dans le processus ? Comment les organisateurs peuvent-ils mieux communiquer l’urgence morale d’un boycott sans être perçus comme des gens sans oreille musicales et insensibles culturellement ?

Tels sont les genres de questions qui sont abordées et explorées dans une nouvelle collection instructive d’essais, publiée cette année par OR Books. Avec les contributions d’un vaste éventail d’artistes de gauche, de conservateurs, critiques et académiciens de premier plan, « Assuming Boycott : Resistance, Agency and Cultural Production » offre de riches et vivantes analyses des boycotts, historiques et actuels, et les questions éthiques, politiques et pratiques qu’ils suscitent.

Organisé en quatre sections à thèmes, dont trois études de cas sur l’Afrique du Sud, la Palestine, la Gulf Labor Artist Coalition, « Assuming Boycott » n’est pas structurée comme une intervention polémique pour ou contre les boycotts, elle part plutôt du principe que les boycotts culturels sont déjà un « outil de notre temps » et que les artistes les utilisent à une fréquence et avec une urgence accrues. Les artistes contemporains les plus sérieux reconnaissent que leur travail ne transcende pas les conditions matérielles de sa création, de sa transmission et de sa réception, et ils prennent plus d’agences pour s’assurer que leur travail « sera montré et diffusé conformément à leurs éthiques et solidarités ».

Plutôt que de caractériser ces mobilisations très répandues et éloignées les unes des autres comme une preuve de censure et de clôture, les éditeurs nous invitent à considérer les moyens grâce auxquels les boycotts – et le processus difficile pour les appliquer et les faire respecter – peuvent être vus comme une ouverture, une transformation de la conversation entre artistes militants et du paysage culturel. Ce recadrage subtil de la discussion, et l’inclusion d’essais qui remettent en question le dogme chéri de la gauche, permettent l’émergence d’un débat productif et d’analyses critiques.

Dans la section sur l’Afrique du Sud, plusieurs essayistes remontent à certains résultats moins connus et inattendus du boycott culturel lancé en 1946 par l’Actors’ Equity Association aux États-Unis, institutionnalisé par l’ANC et l’ONU dans les années 1960, et conforté par des artistes comiques populaires et des militants dans les années 1980. Deux pièces fascinantes de John Peffer et de Hlonipha Moloena offrent des analyses rétrospectives des succès, échecs et zones grises du boycott culturel. Les deux débattent des innovations spécifiques qui sont apparues dans les scènes de musique et d’art en raison d’une variété de facteurs et pressions.

La montée d’une popularité mondiale de la culture sud-africaine, la présence de projets de solidarité internationale, et les exigences de la crise politique furent des facteurs qui incitèrent (parfois forcèrent) les travailleurs culturels sud-africains à développer de nouveaux genres et modes non conventionnels d’expression et de distribution. Les essais de Peffer et de Mokoena démontrent que le boycott culturel n’a pas été sans frustration ni lacunes, mais cela favorisa un niveau de contact et de collaboration internationaux qui produisirent une atmosphère d’expérimentation.

En réfléchissant à certains héritages indélébiles du boycott culturel de l’Afrique du Sud, Sean Jacobs écrit qu’il popularisa le concept que culture et politique sont interconnectés et qu’il « cimenta l’idée de la culture en tant qu’agent de la politique, et pas seulement, réflexion de la politique ». Même si le boycott ne fut jamais appliqué systématiquement et qu’il fut hérissé d’obstacles, Jacobs soutient que sa force symbolique contribua à l’isolement moral de l’apartheid, et qu’il inspira d’autres boycotts importants, le plus notable étant le mouvement BDS.

La deuxième partie d’ « Assuming Boycott », sans doute sa section la plus vigoureuse, est entièrement consacrée à la Palestine et à BDS. L’analyse morale et intellectuelle du boycott est faite avec éloquence et renforcée par l’étendue de plusieurs pièces excellentes de Noura Erakat, Nasser Abourahme, Yazan Khalili, Kareem Estefan, et Eyal Weizman. La section comprend un essai déterminant, « Nous, Palestiniens et Israéliens juifs : le droit de ne pas être un malfaiteur », par Ariella Azoulay, qui appelle les Israéliens à mettre fin à la catastrophe humaine et aux crimes contre l’humanité qui se poursuivent en Palestine, en aidant à démanteler définitivement le régime sioniste. Azoulay écrit que les Israéliens devraient faire valoir leur droit à ne pas être des « citoyens-malfaiteurs » en s’engageant dans le BDS et en « imaginant de nouvelles formes de partenariat dépourvues de toute revendication pour une suprématie juive… ».

L’intensité de la polémique d’Azoulay trouve un ballast considérable dans une pièce de Joshua Simon qui s’inquiète que BDS, qui fonctionne nécessairement par rapport au capitalisme néolibéral souverain, représente une « nouvelle version de la logique » du capitalisme. Tout en reconnaissant ce moyen comme une stratégie efficace du moment, il préconise de développer une « dynamique politique différente en dehors de la réalité de la consommation comme notre seule agence ». Et Simon de soutenir que BDS, conduit comme il l’est par un réseau décentralisé de militants bien connus, peut remplacer réellement un travail collectif de solidarité sur le terrain.

Quand elle est lue conjointement avec et tempérée par les analyses des « zones grises » de la section sur l’Afrique du Sud, la section sur la Palestine est particulièrement instructive pour les organisateurs et les dirigeants du BDS. L’une des critiques les plus notables du mouvement est que le boycott est arbitrairement appliqué, et mal utilisé, ciblant et écartant souvent des alliés. L’éviction flagrante de la journaliste Amira Hass à l’Université de Birzeit est citée pour illustrer les dangers des boycotts excessifs. Ces essais, cependant, écrits par d’éminents Israéliens antisionistes et Palestiniens, mettent un accent particulier sur la notion de corésistance et sur la nécessité d’une lutte commune pour la décolonisation. Comme l’écrit Eyal Weizman, « le mouvement doit trouver – et peut-être créer – de nouveaux forums pour la solidarité et la production culturelle ». Weizman et plusieurs autres font appel à la création d’espaces alternatifs et égalitaires.

Un autre excellent point soulevé par Weizman, et ensuite développé par les essayistes qui ont participé à la Gulf Labor Artist Coalition est la façon dont les boycotts culturels forcent les militants engagés à entreprendre une recherche soutenue afin de naviguer dans des zones compliquées et de « mesurer les degrés de complicité et les degrés de résistance ». Dans son excellent essai intitulé « L’isolement de la campagne à longue distance », Naeem Mohaiemen relate les activités et les luttes de Gulf Labor, un groupe d’artistes militants qui lutta pour améliorer les conditions des travailleurs migrants qui construisaient le musée Guggenheim Abu Dhabi et d’autres institutions artistiques dans le Golfe. Mohaiemen décrit la recherche approfondie nécessaire pour faire pression sur les administrateurs récalcitrants des musées, afin de remédier aux violations des droits de l’homme. Cette pièce et plusieurs autres nous rappellent que les boycotts culturels et académiques créent le besoin et l’espace pour plus de production de la connaissance, pas moins.

Les préoccupations concernant la censure et la répression de la liberté d’expression ont reçu l’espace pour filtrer jusqu’à la troisième section, « Qui parle ? Qui est silencieux ? », avec l’inclusion d’un essai de Tania Bruguera sur ses expériences de résistance à la censure de l’État à Cuba, et d’une pièce provocatrice de la défenseure de la liberté d’expression, Svetlana Mintcheva, qui offre une intervention nuancée sur la question de l’appropriation culturelle. Mintcheva plaide contre l’interdiction de tous les cas d’ « emprunts transculturels » et elle s’inquiète que lorsque des administrateurs d’université et de musée succombent rapidement aux impulsions des « cyber-foules », ils aggravent encore un climat de peur et d’autocensure. Même si Bruguera et Mintcheva montrent du doigt directement la censure étatique et institutionnelle, ils ne nient pas la nécessité pour les militants de terrain d’organiser des protestations et des boycotts bruyants, lesquels provoqueront des débats importants au service de la justice sociale.

Envisageant la question du silence et de la réduction au silence sous un angle différent, l’anthropologue Ann Laura Stoler offre une critique de collègues universitaires qui se glorifient de prendre position sur les questions sociales les plus urgentes, à l’exception de la Palestine. Face à cette injustice, de nombreux universitaires disent qu’ils n’en savent simplement « pas assez ». Alors que Stoler défend le droit des personnes à faire leur propre choix, elle a signé l’appel BDS en 2010. Elle voit son choix pour le boycott comme une façon d’accompagner « un ensemble de pratiques et de priorités qui créent en elles-mêmes un espace politique… pour se rendre compte et mieux connaître les conséquences de ces choix… ». Stoler se félicite que même des tentatives infructueuses pour appuyer le BDS dans des organisations académiques professionnelles, comme l’Association américaine d’anthropologie et l’Association des langues modernes, rendent plus difficiles encore pour les gens d’ignorer délibérément la question de la Palestine.

La dernière section de cet excellent lecteur, « Désengagement/engagement de l’Afar », aborde certaines des questions et des paradoxes qui surgissent au fur et à mesure que les artistes s’engagent dans des mouvements mondiaux de solidarité qui peuvent être, géographiquement, politiquement, culturellement, ou temporellement « éloignés » ou non familiers. Les militants doivent naviguer entre les problèmes de déséquilibre de pouvoir, de différence culturelle, et de distance, pour pouvoir s’engager de façon éthique et authentique. Les essais de Chelsea Haines, Nathan Grey et Ahmet Öğüt, et Radhika Subramaniam, fournissent un examen subtil des façons concrètes par lesquelles les artistes créent et soutiennent des réseaux mondiaux pour s’assurer que leur travail est diffusé en conformité avec leurs propres valeurs politiques.

Dans son essai « 52 Semaines, et engagement par le désengagement », Mariam Ghani (avec Haig Aivazian) réfléchit sur les tactiques et stratégies du Gulf Labor, spécialement sur la campagne d’un an, 52 Semaines, qui proposait un espace parallèle pour « produire et diffuser les œuvres d’art qui abordaient directement ou qui adoptaient les idées derrière le boycott ». Ce projet transnational réussi attira une attention accrue du public sur les efforts de Gulf Labor, il aida à connecter le groupe aux autres projets de justice sociale, il conduisit le travail « au centre même du discours du monde de l’art », et il servit à rappeler qu’un boycott « peut et doit être le début d’une conversation plus large… ».

La contribution passionnante de Ghani, comme de tant d’autres dans ce livre, est extrêmement précieuse car elle nous fait réfléchir sur l’incident de Joy Harjo et de bien d’autres obstacles difficiles mais motivants rencontrés par le mouvement BDS. Les organisateurs et les militants peuvent être plus préventifs et créatifs dans leur travail en développant de nouveaux lieux de corésistance. Idéalement, quand des artistes internationaux sont invités à annuler leurs spectacles à Tel Aviv, ils doivent être invités à se produire et à se manifester dans des espaces novateurs qui se sont engagés dans une lutte soutenue pour décoloniser la Palestine.

Compte tenu de la législation anti-BDS qui fait maintenant son chemin au Congrès, la tâche pour approfondir notre compréhension de l’outil du boycott est plus urgente que jamais. Il est important de reconnaître et d’affronter les perceptions négatives du public concernant les boycotts culturels afin d’élaborer des stratégies et de s’organiser de façon plus efficace. « Assuming Boycott » arrive à un moment crucial et il fournit un grand service à une communauté croissante d’artistes engagés politiquement cherchant à nouer des relations et construire des institutions qui reflètent une culture de libération.