Témoignages du massacre censuré de Deir Yassin : « Ils ont empilé les corps, et ils les ont brûlés »

Un jeune garçon est attaché à un arbre et on y met le feu. Une femme et un vieil homme abattus dans le dos. Des filles sont alignées contre un mur et abattues à la mitraillette. Les témoignages recueillis par la cinéaste Neta Shoshani sur le massacre à Deir Yassin sont difficiles à traiter, même 70 ans après les faits.

Depuis deux ans maintenant, un document dont la lecture est difficile est déposé aux archives de l’association pour commémorer l’héritage du Lehi – les combattants pour la liberté d’Israël, milice clandestine d’avant l’État. Il a été rédigé par un membre de la clandestinité il y a environ 70 ans. Le lire peut rouvrir une blessure saignante de l’époque de la Guerre d’indépendance qui, jusqu’à ce jour, suscite beaucoup d’émotion dans la société israélienne.

« Vendredi dernier ensemble avec Etzel » – l’acronyme pour l’Organisation militaire nationale, connue aussi sous le nom d’Irgoun, autre milice clandestine antérieure à l’État, dirigée par Menachem Begin – « notre mouvement a mené une opération violente pour occuper le village arabe sur la route de Jérusalem à Tel Aviv : Deir Yassin. J’ai participé à cette opération de la façon la plus active », écrit Yehuda Feder, dont le nom de guerre au Lehi (connu aussi comme Groupe Stern) était « Giora ».

Plus loin dans la lettre, il décrit en détail sa part dans le massacre qui a eu lieu ici. « C’était la première fois dans ma vie que par mes mains et sous mes yeux des Arabes tombaient. Dans le village, j’ai tué un Arabe armé et deux filles arabes de 16 ou 17 ans, venues aider l’Arabe qui avait été abattu. Je les ai placées contre un mur et je les ai mitraillées avec deux rafales de l’arme d’un Tommy », écrit-il, décrivant comment il a procédé à l’exécution des filles avec une mitraillette.

Dans le même temps, il raconte le pillage avec ses copains dans le village une fois occupé. « Nous avons confisqué beaucoup d’argent et de bijoux en argent et en or, tombés entre nos mains » écrit-il. Il conclut la lettre avec les mots : « Ce fut une opération violente et c’est avec raison que la gauche nous diffame à nouveau ».

Cette lettre est l’un des documents historiques révélés dans un nouveau film documentaire, « Né à Deir Yassin », réalisé par Neta Shoshani, qui a consacré ces dernières années à une recherche historique complète sur le massacre de Deir Yassin, l’un des incidents constitutifs de la Guerre d’indépendance, et qui est toujours une tache sur Israël, encore aujourd’hui.

Avant la première projection du film, au Festival du film de Jérusalem, Shoshani avait montré à Haaretz les témoignages qu’elle a recueillis sur l’incident, résultat d’une fouille approfondie dans les archives, accompagnée d’interviews poussés avec les derniers vivants ayant participé à l’action. Certains d’entre eux ont rompu un silence de plusieurs décennies quand ils ont parlé, souvent pour la première fois, devant sa caméra.

L’assaut contre le village de Deir Yassin a commencé dans la matinée du 9 avril 1948, et fait partie de l’Opération Nachson qui a pour but de se frayer un passage dans la route bloquée vers Jérusalem, avec la participation d’environ 130 combattants du Lehi et de l’Irgoun qui ont reçu l’aide de la Haganah – l’armée d’avant l’indépendance. Les combattants se sont heurtés à une rude résistance et à des tirs de tireurs embusqués et ils se sont avancés lentement à travers les ruelles du village, lançant des grenades et faisant sauter des maisons.

Quatre des combattants ont été tués et des dizaines blessés. Le nombre des habitants arabes qui ont été tués ici et les circonstances de leurs morts ont été contestés pendant de nombreuses années, mais la plupart des chercheurs déclarent que 110 habitants du village, parmi eux des femmes, des enfants et des personnes âgées, y ont été tués.

« Ils couraient comme des chats », raconte le commandant de l’opération, Yehoshua Zettler, commandant du Lehi de Jérusalem, alors qu’il décrit les Arabes en train de fuir de leurs maisons. Shoshani l’a interviewé en 2009, quelques semaines avant qu’il ne meure. Zettler a nié que ses gens avaient commis un massacre dans le village mais il n’a pas ménagé ses mots pour décrire la façon dont ses habitants ont été tués. « Je ne vous dirai pas que nous avons pris des gants. Maison après maison… nous posions des explosifs et ils s’enfuyaient. Une explosion et ils partaient, une explosion et ils partaient, et en quelques heures, la moitié du village n’était plus là » dit-il.

Zettler fournit aussi un récit cruel de la crémation des corps de ceux qui avaient été tués, après que le village a été occupé. « Nos gars ont commis un certain nombre d’erreurs qui m’ont mis en colère. Pourquoi ont-ils fait cela ? » dit-il. « Ils ont emmené les morts, il les ont empilés et il les ont brûlés. Cela a commencé à sentir mauvais. Ce n’est pas si simple ».

Un autre récit cruel a été fourni par le professeur Mordechai Gichon, lieutenant-colonel dans la réserve des Forces de défense israéliennes, alors officier de renseignement à la Haganah, et envoyé à Deir Yassin après la fin des combats. « Pour moi, c’était un peu comme un pogrom », dit Gichon, décédé il y a environ un an. « Si vous occupez une position militaire, ce n’est pas un pogrom, même si une centaine de personnes est tuée. Mais si vous allez dans un lieu civil et que des morts sont dispersés tout autour – alors, cela ressemble à un pogrom. Quand les cosaques ont fait irruption dans les quartiers juifs, alors cela a dû ressembler à quelque chose comme cela ».

Selon Gichon, « Il y avait l’impression d’une immense boucherie et il était difficile pour moi de me l’expliquer comme ayant été commise en état de légitime défense. J’avais l’impression que c’était plus un massacre que toute autre chose. Si c’est une question de tuer des civils innocents, alors, on peut appeler cela un massacre ».

Yair Tsaban, ancien député du Meretz et ministre dans le gouvernement, a relaté dans son interview avec Shoshani qu’après le massacre, auquel il n’a pas participé, il avait été envoyé avec d’autres membres de la Brigade des jeunes pour enterrer les corps des morts. « La raison était que la Croix-Rouge était susceptible de se manifester à tout moment et qu’il faillait effacer les traces (des meurtres) parce que la publication des images et des témoignages sur ce qui s’était passé dans le village serait dommageable pour l’image de notre Guerre d’indépendance » dit-il.

« J’ai vu un nombre important de cadavres » dit-il. « Je ne me souviens pas d’avoir vu le corps d’un combattant. Pas du tout. Je me souviens surtout de femmes et de vieillards ». Tsaban témoigne avoir vu que des habitants avaient été abattus dans le dos et il rejette les affirmations de certains des participants à l’action selon lesquelles les habitants avaient été touchés dans des échanges de tir « Un vieil homme et une femme, assis dans le coin d’une pièce, leurs visages tournés vers le mur, et ils avaient été abattus dans le dos » se rappelle-t-il. « Cela n’a pas pu se passer en plein combat. En aucune façon ».

Le massacre de Deir Yassin a eu beaucoup de répercussions. L’Agence juive, les grands rabbins et les chefs de la Haganah l’ont condamné. La gauche l’a utilisé pour dénoncer la droite. À l’étranger, il a été comparé aux crimes des nazis. En outre, comme l’historien Benny Morris le note dans son livre « Vertueuses victimes » (« Righteous Victims »), « Deir Yassin a eu un effet démographique et politique profond : il a été suivi par une fuite massive d’Arabes de leurs localités ».

Shoshani a commencé à s’intéresser à l’histoire de Deir Yassin il y a une dizaine d’années, alors qu’elle travaillait à son projet final à l’Académie Bezalel des Arts et du Design à Jérusalem, qui portait sur une documentation de l’hôpital psychiatrique d’État de Kfar Shaul, hôpital qui a été construit sur les terres de Deir Yassin après la guerre. Suite à sa documentation sur l’endroit tel qu’il est aujourd’hui, avec ses bâtiments qui avaient servi aux habitants du village autrefois et qui sont aujourd’hui une partie de l’hôpital, elle a voulu aussi trouver des images du massacre qui a eu lieu là, il y a 70 ans.

À sa grande surprise, elle constate que la tâche n’est pas simple du tout. « Sur internet, il y a des photos de cadavres avec des légendes qui indiquent qu’elles ont été prises à Deir Yassin, mais elles sont de Sabra et Chatila » dit-elle, se référant au massacre de 1982 par les milices chrétiennes de centaines de résidents de ces camps de réfugiés palestiniens au Liban. « Aux Archives des FDI, ils m’ont eux-mêmes édité, pour publication, des images de combattants de Deir Yassin » poursuit-elle, et elle montre une série de photos représentant des membres armés de l’Irgoun et du Lehi, mais aucune trace des Arabes qui ont été tués.

Aux Archives de la Haganah, où Shoshani a poursuivi ses recherches – « comme une enfant naïve » comme elle dit – une autre surprise l’attendait. « Un homme plus âgé est venu vers moi, très confidentiel, il m’a emmenée dans une pièce à côté et m’a dit qu’il avait pris des photos immédiatement après le massacre » dit-elle.

Cet homme, c’est Shraga Peled, 91 ans, qui, au moment du massacre, était au service d’information de la Haganah. Il dit à Shoshani qu’après les combats, il a été envoyé au village avec une caméra pour documenter sur ce qu’il voyait là-bas. « Quand je suis arrivé à Deir Yassin, la première chose que j’ai vue, c’était un gros arbre auquel un jeune Arabe était attaché. Et cet arbre avait brûlé dans un incendie. Ils l’avaient attaché à l’arbre, et ils y avaient mis le feu. J’ai photographié cela », raconte-t-il. Il affirme aussi avoir photographié de loin ce qui ressemblait à quelques dizaines de cadavres ramassés dans une carrière attenante au village. Il a remis les films à ses supérieurs, dit-il, et depuis, il n’a pas revu les photos.

Peut-être est-ce parce que les photos font partie du matériel visuel qu’elles sont cachées jusqu’à ce jour dans les Archives des FDI et du ministère de la Défense, dont l’État interdit la publication même 70 ans après les faits. Shoshani en a fait la demande à la Haute Cour de justice il y a dix ans, dans le cadre de son projet final à Bezalel. Haaretz s’est joint à sa demande.

L’État a expliqué qu’une publication des photos était susceptible de nuire aux relations étrangères de l’État et au « respect des morts ». En 2010, après avoir visionné les photos, la Cour suprême a rejeté la requête, laissant le matériel loin des yeux du public. En attendant, Shoshani a réussi à obtenir quelques photos liées au massacre, et parmi elles, une série d’images documentant des orphelins dont les parents ont été tués à Deir Yassin.

Le massacre de Deir Yassin continue de bouleverser quiconque s’y confronte, même à une distance de 70 années. Tout le monde n’est pas d’accord avec l’interprétation de « massacre ». Le Dr Uri Milstein, historien, qui étudie les guerres d’Israël, a beaucoup fait pour propager la thèse qu’il n’y avait eu aucun massacre dans le village. Dans de nombreux articles qu’il a écrits, il affirme que c’est « un mythe mensonger » et une « accusation de meurtre rituel » et que les Arabes morts ont été tués lors des « combats en agglomération ».

« Je ne pense pas que quiconque ait eu l’intention de venir là et de tuer des enfants » dit Shoshani en résumant le matériel qu’elle a rassemblé sur l’incident. Cependant, dit-elle, « Cela n’a pas été une bataille contre des combattants, mais plutôt une occupation soudaine d’un village, dans une confrontation avec les habitants qui ont défendu leurs maisons avec de maigres moyens. Il y a eu aussi des cas, apparemment isolés, de fauchages d’habitants, ‘d’exécutions’, après la fin des combats, dans le but de dissuader et de faire peur ».

Le massacre de Deir Yassin a été le premier d’un certain nombre d’incidents dans lesquels des combattants juifs ont été impliqués dans le meurtre de civils, durant la Guerre d’indépendance et après. Un autre incident tristement célèbre est celui de Kafr Qasem, en 1956, jour où les combats dans la campagne du Sinaï ont commencé. Quarante-huit citoyens arabes israéliens ont été tués par des tirs de la Police des frontières. Comme dans le cas de Deir Yassin, l’État censure toujours les documents d’archives de Kafr Qasem.