Le boycott est une arme politique à la fois efficace et pacifique, qui vient des citoyens. En cela, elle diffère de la censure qui, elle, est actée par les autorités. Au nom de quoi la culture, l’université ou Israël devraient-ils en être immunisés ?
ConcertConcert perturbé de l’orchestre d’Israël à la Philharmonie de Paris, annulation d’une conférence de la sociologue franco-israélienne Eva Illouz dans une université néerlandaise, exhortation au boycott du chanteur franco-israélien Amir Haddad à Brest (Finistère)…
Mais aussi l’appel lancé par près de 4 000 personnalités du monde du cinéma, parmi lesquelles Tilda Swinton, Mark Ruffalo, Javier Bardem ou Emma Stone, à cesser toute collaboration avec des festivals, cinémas, diffuseurs et sociétés de production jugés complices du gouvernement israélien ; l’annonce faite par l’Irlande, l’Espagne, les Pays-Bas ou la Slovénie qu’ils ne participeraient pas à l’édition 2026 de l’Eurovision si Israël était admis à concourir ; la décision du Royal Opera de Londres de ne pas monter, comme initialement prévu, Tosca avec l’Opéra de Tel-Aviv offrant des places aux militaires et aux réservistes servant à Gaza…
Ou encore initiative « Pas de musique pour le génocide » par laquelle plus de 400 labels et musicien·nes ont choisi de bloquer la diffusion, en Israël, de leurs œuvres sur les plateformes de streaming, notamment Massive Attack, Fontaines D.C. ou Saul Williams…
Les artistes et universitaires rattaché·es à Israël font face à une vague de boycott qui a déclenché l’ire du gouvernement israélien, lequel, par la voix de son ministre des affaires étrangères, a demandé de « boycotter ceux qui boycottent ».
Un appel entendu notamment, en France, par Rachida Dati. La ministre de la culture, pourtant ancienne garde des Sceaux, a menacé, sans base juridique aucune, de poursuites pénales des universitaires au motif qu’ils et elles refusaient de participer à un colloque au musée d’Art et d’histoire du judaïsme (mahJ) pour une petite part financé par des institutions israéliennes.
Chaque cas est particulier mais impose de répondre à une même question : existe-t-il une ligne rouge à ne pas franchir en matière d’action et de cible, au sens où ces boycotts risqueraient d’être injustes et inefficaces en visant des opposant·es au gouvernement dont on entend dénoncer la politique ? Voire pire, ainsi que l’a jugé Eva Illouz en répondant à l’université Erasmus de Rotterdam qu’elle se réjouissait « d’apprendre qu’une décision ouvertement antisémite a été prise démocratiquement » ?
Le boycott, une histoire de résistance pacifique
Pour ce qui concerne les moyens, rappelons, si besoin, que le boycott demeure un des rares répertoires d’action à la fois pacifique et efficace en possession des citoyen·nes, notamment lorsque les autorités sont défaillantes ou complices de celles et ceux qui commettent des actes que l’on réprouve. En cela, il n’est pas a priori comparable à une censure, acte venant des gouvernements qui emprisonnent des écrivain·es ou annulent des colloques.
Il possède une histoire dense commencée en 1879 en Irlande, lorsqu’il fut lancé contre Charles Boycott, intendant d’un riche propriétaire terrien qui traitait mal ses fermiers. L’histoire de ce répertoire d’action épouse ensuite celle de la résistance non violente, depuis le Mahatma Gandhi pour l’indépendance de l’Inde jusqu’à Martin Luther King et le boycott des bus de la ville de Montgomery (Alabama) pour protester contre les discriminations raciales.
« Quiconque se soucie vraiment du sort des juifs devrait se lever contre celles et ceux qui prennent prétexte de l’antisémitisme pour écraser la dissidence et attaquer les libertés. »
Mark Mazower, historien à Columbia
Le geste politique n’est certes pas le même quand on refuse simplement de participer à un événement comme ce fut le cas au mahJ, quand on annule une présence comme à l’université de Rotterdam ou quand on tente de perturber un événement comme à la Philharmonie de Paris.
Mais le boycott est intimement relié à une histoire de désobéissance civile pacifique qui doit être prise en compte dans un moment de brutalisation généralisée, même si l’on est en droit de juger que l’emploi de fumigènes dans une salle de concert fermée dépasse le cadre admis de ce répertoire d’action.
Pour ce qui concerne les cibles, on a perçu ces dernières semaines une large volonté d’accorder une exception culturelle à l’art et aux universités. C’est l’idée défendue dans cette tribune signée par 500 personnalités du monde intellectuel interpellant, après l’affaire du mahJ, France Universités et le ministère de l’enseignement supérieur en jugeant « impératif de condamner le principe de boycott académique ».
Pourtant, ni la culture ni la science ne planent dans un ciel éthéré, étanche aux affres politiques ou géopolitiques de leur temps. Ni ne constituent, par nature, des espaces d’apaisement, comme l’a encore montré l’annulation brutale d’un colloque au Collège de France dont se sont réjoui·es certain·es universitaires opposé·es à sa tenue. On peut même juger que si les artistes et les scientifiques visent, par leurs travaux, à questionner les certitudes de leur monde, il n’est pas illogique qu’ils et elles puissent être perturbé·es en retour.
Quant à l’accusation d’antisémitisme soupçonné de se dissimuler derrière le boycott de chercheurs, chercheuses ou artistes israélien·nes, on ne peut que rappeler les travaux et les mots de Mark Mazower, historien à Columbia et auteur d’une somme récente éclairante sur le sujet. Pour lui, « quiconque se soucie vraiment du sort des juifs » devrait se lever contre celles et ceux qui prennent « prétexte de l’antisémitisme pour écraser la dissidence et attaquer les libertés ».
Et ce, même s’il faut reconnaître qu’Israël concentre davantage d’appels au boycott que d’autres gouvernements à la politique mortifère, et que, par exemple, personne n’appelle à ne plus regarder Netflix, le dernier film de Paul Thomas Anderson ou le prochain concert de Rihanna, alors même que le gouvernement des États-Unis peut être considéré comme largement complice du carnage de Gaza.
Le risque d’une punition collective
Si l’on n’exclut donc pas a priori du champ légitime de ce répertoire d’action qu’est le boycott ni la culture, ni l’université, ni Israël, la question demeure de savoir si l’on n’affaiblit pas ainsi des opposant·es aux gouvernants que l’on réprouve.
Dans une lettre publiée dans le Guardian, des représentants de l’industrie cinématographique israélienne ont ainsi jugé le texte des personnalités d’Hollywood « contre-productif » et « profondément troublant », estimant que le cinéma israélien a « donné voix aux histoires palestiniennes, à la critique des politiques du gouvernement et aux différents points de vue qui façonnent notre société ».
Un cas limite, et donc significatif, s’est produit à la dernière Fête de l’Humanité. Le collectif Ciné-Palestine s’y est insurgé contre la programmation du film Oui, du réalisateur israélien Nadav Lapid, au motif que « sous une apparence critique », cette pourtant puissante charge contre la société israélienne post 7-Octobre participerait « en réalité à la normalisation de l’État israélien, en donnant une image culturelle légitime à un système colonial ».
Le mouvement international de solidarité avec la Palestine assume l’existence de « zones grises » qui n’exigent pas de boycott total, mais refusent de participer à certains événements.
Et ce même collectif a même décidé de se retirer de la programmation après que ce long métrage eut été remplacé par le film No Other Land, une coproduction israélo-palestinienne oscarisée sur la destruction du village de Masafar Yatta en Cisjordanie occupée.
Or, le coréalisateur palestinien de No Other Land, Hamdan Ballal, a survécu de peu à un lynchage au mois de mars dernier. Un participant du film, l’activiste Awdah Muhammad Hathalee, est mort fusillé par un colon au mois de juillet. Et le coréalisateur israélien de No Other Land, Yuval Abraham, est aussi une cheville ouvrière du magazine dissident + 972 et l’auteur de certaines des enquêtes les plus vertigineuses sur les crimes commis par l’armée israélienne à Gaza.
Cela n’a pas empêché la PACBI (Palestinian Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israel), organe qui coordonne les campagnes de boycott culturel et universitaire des institutions israéliennes, d’estimer que le film ne respectait pas totalement ses lignes directrices. Et pourrait tomber sous le coup d’une campagne de boycott, tout en reconnaissant les vertus du film et en jugeant que son boycott par le grand public occidental serait contre-productif.
Le mouvement international de solidarité avec la Palestine assume ainsi, depuis l’origine, l’existence de « zones grises », où il n’exige pas de boycott total à proprement parler, mais refuse de participer à certains événements en lien avec Israël, même aux côtés d’alliés objectifs de la cause palestinienne.
Le problème demeure toutefois entier, au sens où la distinction sur laquelle beaucoup pensent pouvoir se fonder – en jugeant légitime un boycott des institutions israéliennes, et inacceptable celui des personnes fondé sur leur seule nationalité – ne tient pas tout à fait.
Dans cette logique, il serait en effet possible d’accepter le boycott du cinéaste Nadav Lapid parce qu’il tire certains de ses financements de l’Israel Film Fund, qui fonctionne comme une sorte de Centre national du cinéma (CNC) à Tel-Aviv, ou de la sociologue critique de Nétanyahou Eva Illouz en raison d’un ancien rattachement à l’université hébraïque de Jérusalem – par ailleurs une des plus progressistes du pays, qui accueillit notamment certains des « nouveaux historiens israéliens » ayant remis en cause le roman national du pays.
Mais celui du chanteur franco-israélien Amir Haddad, ancien sergent-chef de l’armée israélienne, soutien affiché de la politique et de l’armée israélienne, révélé par « The Voice » et qui représenta la France à l’Eurovision, ne serait, quant à lui, pas justifiable, puisqu’il n’est pas lié à des institutions de Tel-Aviv ou Jérusalem.
Ces tensions politiques et théoriques ne sont pas neuves, et se rejouent régulièrement depuis la naissance du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions), lancé en 2005, qui veut s’inspirer de ce qui s’est passé en Afrique du Sud dans les années 1980, en incluant les domaines culturels et universitaires. Mais elles ont pris une nouvelle tournure avec l’anéantissement de Gaza qui déplace certains des cadres conceptuels et politiques forgés il y a vingt ans.
L’orchestre a entonné l’hymne national israélien à la Philharmonie de Paris, donnant a posteriori raison à celles et ceux qui jugeaient que l’institution n’était pas faite pour l’accueillir.
De ce point de vue, ce qui s’est passé à la Philharmonie de Paris est un cas d’école riche d’enseignements. Parmi les arguments de celles et ceux qui voulaient empêcher la tenue du concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël, on rappelle que la structure parisienne avait, en 2022, annulé, en solidarité avec le peuple ukrainien, un concert d’un orchestre russe et on dénonce le deux poids, deux mesures.
Du côté des partisan·es du concert, on souligne que Valery Gergiev, qui devait diriger le concert russe, est un ami de Poutine ayant soutenu l’invasion de l’Ukraine, tandis que Lahav Shani, chef de l’Orchestre philharmonique d’Israël, s’est opposé au gouvernement de Nétanyahou.
André Markowicz, traducteur, poète et contempteur féroce du pouvoir russe, a ainsi écrit : « Je soutiens les artistes qui se sont dressés contre Poutine, ceux qui ont quitté leur patrie, ceux qui, chez eux, subissent l’horreur des persécutions. Je demande la même chose pour Israël. »
Une analyse qui fait toutefois l’impasse sur le fait que le parallèle entre le sort des dissidents russes et israéliens ne tient pas, ne serait-ce que parce que les seconds demeurent libres de leurs mouvements.
Et qui passe aussi rapidement sur le fait que, même si cela n’était pas prévu au programme, l’orchestre a entonné l’hymne national israélien à la Philharmonie de Paris, donnant a posteriori raison à celles et ceux qui jugeaient qu’une institution culturelle de la République française n’était pas faite pour accueillir le principal orchestre – et in fine l’hymne – d’un pays ayant assassiné plus de 22 000 enfants gazaouis en deux ans.
Mais un autre aspect intéressant se situe dans les raisons invoquées par celles et ceux qui soutenaient la tenue du concert tout en invoquant une position critique d’Israël. Pas une ne manquait de rappeler que Lahav Shani – dont les concerts avaient été annulés à Gand en Belgique et à Vienne en Autriche quelque temps avant la représentation parisienne – était un élève et ami du grand chef d’orchestre Daniel Barenboïm. Ce dernier est notamment connu pour avoir fondé, avec le palestinien Edward Saïd, en 1999, le West-Eastern Divan Orchestra, composé à parts égales de musicien·nes à la fois israélien·nes et palestinien·nes œuvrant pour la paix.
Or, même si on met de côté le fait que ces deux orchestres n’ont en réalité pas grand-chose à voir, puisque l’orchestre dirigé par Lahav Shani n’est pas mixte et évolue depuis Israël, tandis que le Divan Orchestra est basé à Séville, en Espagne, et n’a joué qu’une fois au Proche-Orient, l’initiative de Barenboïm et de Saïd, aussi belle soit-elle, est d’abord une déclinaison d’un temps largement révolu lié au processus d’Oslo. Convoquer cette histoire pour blâmer celles et ceux qui protestent contre un concert de l’Orchestre philharmonique d’Israël est alors au mieux une naïveté, au pire une malhonnêteté.
L’exemple de l’Afrique du Sud
Dans le contexte actuel de compromission ou de lâcheté de la plupart des gouvernements occidentaux vis-à-vis des crimes d’Israël – dont la plus récente est la décision de l’Allemagne de lever ses restrictions sur les exportations d’équipements militaires vers l’État hébreu –, c’est en effet moins le paradigme d’Oslo que l’exemple sud-africain qu’il est nécessaire de convoquer.
C’est-à-dire l’exemple d’un pays où le boycott, arme citoyenne, a eu sa part d’efficacité dans la fin d’un régime d’apartheid en ne concernant pas seulement les armes ou les marchandises, mais aussi le sport, la culture et l’université.
Ce qui se passe aujourd’hui relève donc sans doute moins d’une « rage aveugle du boycott », selon les termes toujours nuancés du magazine culturel Transfuge, que des effets malheureux mais conséquents d’un des seuls moyens possibles à mettre aujourd’hui en œuvre face à un gouvernement israélien criminel et à des exécutifs occidentaux complices.
Certes, le boycott culturel et universitaire fait des « dommages collatéraux » parmi des opposant·es à Nétanyahou. Mais quand il ne s’agit pas de bombes réelles, ces balles perdues peuvent être relativisées au regard de l’enjeu général.
D’ailleurs, si le problème du boycott culturel était vraiment la culture, et non pas le refus de dénoncer avec la vigueur nécessaire les crimes contre l’humanité commis à Gaza et la continuation d’une politique de colonisation en Cisjordanie, on peut faire l’hypothèse que celles et ceux qui dénoncent les boycotteurs et boycotteuses de la culture israélienne se seraient prononcé·es avec autant de virulence lorsque la censure des artistes provient… du gouvernement israélien lui-même.
Mi-septembre, lors de la cérémonie des Ophir, l’équivalent des César, a par exemple triomphé The Sea (Ha’Yam), un film tourné en arabe et en hébreu du cinéaste israélien Shai Carmeli Pollak, produit par le Palestinien Baher Agbariya, racontant l’histoire d’un adolescent palestinien de Ramallah risquant sa vie afin de voir la mer pour la première fois à Tel-Aviv.
Immédiatement, Miki Zohar, ministre de la culture d’Israël, a annoncé sa propre silenciation des artistes israélien·nes en déclarant : « Après la victoire honteuse du film propalestinien Ha’Yam lors de la cérémonie israélienne des Ophir Awards, financée par le contribuable israélien, nous cessons de financer cette cérémonie scandaleuse sur le budget de l’État. »
