« Les universités israéliennes sont un rouage essentiel des crimes du régime »

Dans un entretien à Mediapart, l’anthropologue israélienne Maya Wind met en évidence le rôle stratégique et systémique des universités dans les crimes d’apartheid israéliens et le projet colonial sioniste. De quoi fournir des arguments aux défenseurs du boycott académique.

DeDe l’université Colombia, à New York, jusqu’à Sciences Po Paris, les mégaphones des étudiant·es mobilisé·es en soutien au peuple palestinien crachaient souvent la même revendication : le boycott des universités israéliennes et la rupture des partenariats académiques avec celles-ci.

Dans son ouvrage Towers of Ivory and Steel: How Israeli Universities Deny Palestinian Freedom (Verso, 2024, non traduit), l’anthropologue israélienne Maya Wind s’emploie à fournir des arguments à ces appels au boycott.

Désormais installée au Canada, à l’université de Colombie-Britannique, la chercheuse établit de manière implacable comment les universités se sont vu confier, dès leur fondation, un rôle clé dans l’édification de l’appareil répressif israélien et la mise en œuvre du régime d’apartheid.

Mediapart : C’est d’abord à la faveur de votre engagement personnel en faveur du mouvement de boycott que vous avez cherché à mieux comprendre pourquoi les universités israéliennes étaient accusées de complicité avec le régime d’apartheid. Qu’avez-vous découvert ?

Maya Wind : Il est vrai que cela fait plus de vingt ans que la campagne pour le boycott académique et culturel d’Israël (PACBI) alerte sur cette complicité. Comme citoyenne israélienne et étant moi-même membre de la communauté académique, j’ai souhaité explorer ce sujet, en m’appuyant à la fois sur les archives militaires de l’État israélien et sur celles se trouvant dans les bibliothèques des universités israéliennes elles-mêmes.

Je suis aussi anthropologue de formation, donc j’ai mené une observation participante et des entretiens sur les campus israéliens pour étudier cela de plus près.

Ce que j’ai constaté est sans équivoque : les universités israéliennes sont profondément impliquées dans l’établissement d’une société israélienne de peuplement sur le territoire palestinien. 

Tout d’abord, il est crucial de comprendre que les campus eux-mêmes ont été conçus et stratégiquement placés afin de prendre part à ce qu’Israël nomme la « judaïsation », à savoir la colonisation. Ils ont été construits comme des avant-postes militaires coloniaux pour déposséder les Palestiniens de leurs terres.

L’université Ben-Gourion, par exemple, a été construite dans le Naqab, en appui du projet régional visant à déraciner et à remplacer les Bédouins palestiniens, et afin de développer les colonies juives sur ces mêmes lieux. Cette région au sud était un désert et rares étaient les Israéliens juifs à vouloir s’y installer. Ainsi, l’université a servi de moteur à la croissance des colonies dans le Sud.

Au nord, la Galilée continue d’abriter le plus grand nombre de Palestiniens sur le sol israélien depuis la Nakba. C’est le centre de la vie palestinienne à l’intérieur des frontières de 1948. Et Israël a toujours été très préoccupé par cette région car il craignait d’y voir surgir des mouvements de contestation ou de libération nationale.

Ainsi, l’université de Haïfa y a été installée stratégiquement dans les années 1970, dans le but d’étendre les colonies et de concentrer les Palestiniens dans des régions plus petites. Les experts de l’université ont aussi joué leur rôle en aidant à la planification régionale de ce projet de colonisation dans la vallée.

Dans les Territoires palestiniens occupés (TPO), le même mouvement s’observe. Après 1967, le campus de l’université hébraïque installé sur le mont Scopus s’est étendu aux terres d’Issawiya et empiète maintenant sur d’autres quartiers palestiniens dans Jérusalem-Est occupée. Le campus a largement contribué à la colonisation d’Issawiya et à son annexion, quand l’université Ariel, située au cœur de la Cisjordanie occupée, a été un rouage essentiel pour la pérennisation de la colonie, en attirant étudiants et colons.

La même logique s’applique aux résidences universitaires, notamment dans le désert du Néguev mais aussi en Cisjordanie. Les étudiants eux-mêmes créent en réalité des villages étudiants qui sont de véritables colonies, et parfois des avant-postes illégaux, même aux yeux de la loi israélienne.

« Les capacités militaires de l’État israélien sont intimement liées aux universités. »

Vous démontrez dans votre livre que les universités israéliennes sont complices de la colonisation, aussi en raison des types d’interactions qui existent entre le monde de la recherche et l’armée.

C’est exact. Il y a un enchevêtrement entre le monde académique et le complexe militaro-industriel ou ce que j’appelle, dans ce contexte, le complexe militaro-académique. 

Tout d’abord, la division scientifique de l’armée israélienne est née sur les campus des trois premières universités : le Technion, l’Institut Weizmann et l’université hébraïque. Ainsi, dès le tout début, les capacités militaires de l’État israélien étaient intimement liées aux universités. 

Cette branche scientifique de l’armée a ensuite donné naissance à l’industrie militaire israélienne, en particulier les trois plus grandes sociétés : Elbit Systems, Israel Aerospace Industries et Rafael. Elles étaient initialement entièrement détenues par l’État, développées à travers les campus des premières universités. Puis, avec le temps, elles ont été partiellement ou totalement privatisées. Ces entreprises continuent de maintenir des liens profonds et des collaborations avec les universités israéliennes, et les laboratoires de recherche implantés sur les campus sont vitaux pour elles.

Les universités israéliennes coopèrent également avec l’armée elle-même et avec la police dans la conception de l’appareil sécuritaire et répressif de l’État israélien. Elles proposent des cours, des diplômes adaptés aux soldats puis aux autres agences de sécurité israéliennes, aidant à former leur personnel, via les campus, en leur transmettant leur expertise. On ne peut pas trouver plus grande illustration de la complicité des universités dans la reproduction et le maintien du projet d’apartheid.

Cette collaboration ne s’arrête d’ailleurs pas au domaine militaire. Les juristes des facultés de droit contribuent à élaborer des doctrines et des interprétations du droit international pour légitimer l’occupation militaire et l’usage disproportionné de la force contre la population civile.

Comment se sont comportées les universités israéliennes depuis le 7-Octobre ? Ont-elles pris leur distance vis-à-vis de la guerre génocidaire menée par le gouvernement de Nétanyahou à Gaza ?

Au cours des deux dernières années, les universités israéliennes ont poursuivi leur rôle actif en tant que rouage essentiel de ce régime. D’abord, l’armée israélienne dépend principalement, en nombre de soldats, des forces de réserve. Lors des périodes d’escalade et de grandes tensions, comme c’est le cas depuis le 7-Octobre, l’essentiel des effectifs de l’armée est donc constitué de réservistes. Or, beaucoup de ces réservistes sont des personnes dans la fin de la vingtaine, ou qui arrivent vers la trentaine, et sont étudiants à l’université. 

Ainsi, les universités ont permis aux étudiants de continuer leur service militaire tout en leur offrant des avantages supplémentaires en tant qu’étudiants, afin qu’ils n’aient pas à choisir entre leurs études et leur participation active au génocide à Gaza. Des bourses spécifiques leur ont été accordées, et même des crédits bancaires.

« Pendant le génocide à Gaza, les universités israéliennes ont continué sur tous les fronts à se mobiliser et à se mettre au service de l’État. »

À l’université de Tel-Aviv, le laboratoire d’ingénierie militaire a participé au développement de technologies pour aider les soldats en temps réel à Gaza. Et cette collaboration s’est poursuivie au cours des deux dernières années, ce laboratoire ayant conçu des technologies et des armes utilisées et testées à Gaza, avant d’être exposées à l’étranger comme des gages du savoir-faire militaire israélien.

L’administration des universités réprime également activement les étudiants palestiniens et même certains Israéliens critiques qui se mobilisent sur les campus contre le génocide.

Certains étudiants, sur la base de publications sur les réseaux sociaux, ont été arrêtés par la police pour incitation au terrorisme. Nadera Shalhoub-Kevorkian, éminente professeure palestinienne de droit à l’université de Jérusalem, a été arrêtée pour des propos en lien avec ses travaux universitaires sur le génocide à Gaza. C’est donc vraiment sur tous les fronts que les universités israéliennes ont continué à se mobiliser et à se mettre au service de l’État. 

Que pensez-vous des appels à boycotter les universités israéliennes et à rompre les partenariats académiques ? Dans un pays où l’immense majorité des gens consent à l’écrasement de Gaza et des Palestiniens, n’est-il pas essentiel de continuer de tisser des liens avec le monde académique israélien, que beaucoup présentent comme l’un des derniers bastions progressistes de la société ?

Nous entendons cet argument depuis vingt ans, principalement avancé par les universitaires libéraux israéliens et repris dans la communauté académique occidentale. 

D’abord, les universités israéliennes sont institutionnellement et structurellement impliquées dans des crimes contre l’humanité liés à l’apartheid et au génocide. Ces institutions ne peuvent pas atteindre ce degré de collaboration sans la participation et le consentement de la majorité des personnes qui gèrent et animent ces campus, ainsi que des personnes qui y enseignent et y étudient.

Ensuite, encore une fois, cet appel palestinien au boycott n’est pas un appel individuel contre un étudiant ou un universitaire en particulier. C’est un boycott qui vise les institutions pour les contraindre à se désengager du régime colonial. En Afrique du Sud, certaines universités historiquement blanches ont bien pris des mesures pour rompre avec le régime d’apartheid. Donc, ce n’est pas impossible.

Quiconque se soucie réellement de la préservation des espaces critiques dans les lieux de savoir que sont les universités doit comprendre qu’il n’y aura pas de réelle liberté académique tant que les universités sont si profondément liées à l’appareil d’État. Et il n’y aura pas davantage de liberté académique tant qu’existera le régime d’apartheid, où les étudiants palestiniens n’ont pas les mêmes droits que les étudiants israéliens.

J’entends certains s’inquiéter que le boycott ne conduise à la suspension des subventions accordées par l’Europe aux universités israéliennes. Bien sûr, cela affectera temporairement le monde académique israélien, mais c’est le prix à payer pour s’être abstenu pendant des années face aux crimes d’apartheid et de génocide perpétrés avec la complicité de ces universités. Des milliers d’étudiants palestiniens ont été assassinés. Toutes les universités de Gaza ont été détruites et on entend en Occident des inquiétudes à propos d’universitaires israéliens qui n’auraient plus accès à des bourses européennes.

Il faut le dire : il y a une logique profondément raciste et coloniale à mettre en balance la vie des Palestiniens avec la perte d’une subvention pour un chercheur israélien.