Le plan de « requalification urbaine » de Gaza, rédigé par des consultants américains et cité dans la proposition d’« accord de paix » de Donald Trump, dessine un avenir inquiétant pour la ville. Loin d’être une exception, il révèle une logique déjà à l’œuvre dans de nombreuses métropoles contemporaines. Comme toujours, le diable se cache dans les détails : l’urbanisme devient le langage du pouvoir économique dont la victime collatérale est l’idée même de la ville.
Dès le premier mandat de Donald Trump, son gendre Jared Kushner avait noué des relations d’affaires avec d’importants entrepreneurs saoudiens et qataris. Ces derniers avaient financé – et probablement sauvé de la faillite – une de ses entreprises immobilières à Manhattan, et soutenu ensuite la société qu’il a fondée après avoir quitté l’administration de son beau-père.
Aujourd’hui, Kushner ne représente plus le gouvernement américain : il n’est qu’un homme d’affaires, qui se trouve être proche au président. Son rôle diplomatique, aux côtés de l’envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient, l’investisseur immobilier Steve Witkoff, est purement officieux, et il n’a naturellement aucun compte à rendre sur les conflits d’intérêts liés à ses activités économiques. Ce chevauchement complet entre réseaux diplomatiques et réseaux d’affaires illustre un enchevêtrement politico-économique dont la logique est au cœur même du projet pour Gaza.
Kushner en avait déjà formulé la ligne directrice il y a longtemps : la côte de Gaza constitue une opportunité immobilière. Pourtant, ses habitants doivent être relogés, par exemple quelque part dans le désert du Néguev. Pour en discuter, Trump a réuni à la Maison Blanche Witkoff, Kushner et l’ancien premier ministre britannique Tony Blair à la fin du mois d’août 2025. Selon certains analystes, la Gaza Humanitarian Foundation – dirigée par Johnnie Moore, un évangélique allié de la Maison Blanche – a alors élaboré le plan, ensuite publié par le Washington Post. Présenté comme un exercice technique sophistiqué, le plan est également cité dans le texte de l’accord de paix proposé.
Composé de quelque quarante diapositives riches en chiffres mais pauvres en images, ce document cherche à démontrer la « faisabilité » de la reconstruction tout en ignorant la tragédie humaine des habitants de Gaza et en effaçant la dimension politique. Son seul horizon est la rentabilité financière d’un vaste projet calqué sur le modèle de Dubaï.
Gaza, une approche immobilière
Ce document mérite l’attention non pour sa valeur morale – inexistante – mais parce qu’il illustre la manière dont le capitalisme financier dicte désormais la grammaire même de la vie sociale. Le « projet de paix » de Trump remplace le pacifisme marchand de la mondialisation par une pax imperialis d’inspiration romaine : d’abord l’anéantissement, ensuite le profit. Ce modèle, qui rappelle les affaires immobilières de Kushner dans le Golfe, conçoit Gaza comme un site de requalification géopolitique et urbaine, et non comme un espace habité. D’où l’accent mis sur les infrastructures et le design urbain : un développement fondé sur des tableaux Excel, des rendements attendus et les clichés du marketing d’entreprise.
Gaza n’est plus envisagée comme une ville ou un territoire, mais comme un nœud logistique reliant Israël, l’Arabie saoudite et la Méditerranée – un corridor global hors taxes. Le plan laisse entendre que le rapprochement saoudo-israélien est plus solide qu’on ne le croit, du moins vu de Washington. Le pétrole et les terres rares venant d’Arabie et de l’océan Indien atteindraient la Méditerranée sans passer par le canal de Suez, garantis par une alliance stratégique bâtie sur le dos des Palestiniens.
L’absence la plus grave
Dans la brochure du projet de « Riviera », les habitants de Gaza apparaissent uniquement comme une catégorie résiduelle, perçue comme un obstacle démographique ou un pion iranien. Deux millions de résidents sont effacés de l’histoire et remplacés par un récit où les « méchants de l’histoire » sont trop mauvais pour mériter des droits. Et le Hamas n’est mentionné que comme une organisation criminelle, sans aucune considération politique.
Le plan suppose qu’un quart de la population émigrera – davantage encore si des incitations économiques sont offertes. L’arithmétique est glaçante : chaque départ est évalué à un « gain » de 23 000 dollars (un peu plus de 20 000 euros). L’indemnisation des biens repose sur leur valeur actuelle, quasi nulle, tandis que les logements neufs sont estimés aux prix de Tel-Aviv, inaccessibles pour la quasi-totalité des Gazaouis.
Dans les visualisations générées par l’intelligence artificielle, les habitants ont disparu, remplacés par des investisseurs en robes blanches et keffiehs, sortant de luxueuses voitures Tesla.
Une terre dévastée
Les Romains étaient plus sincères. Comme l’écrivait Tacite à propos de la conquête de la Bretagne :
« Ils font un désert et ils appellent cela la paix. »
La même logique prévaut ici – sans même feindre d’écouter les voix des concernés.
Après deux années de destruction systématique, la matérialité de Gaza – son histoire, sa topographie et même son cadastre – a été effacée ; sur 365 km2 entre désert et mer, sa densité est 50 % supérieure à celle de Tel-Aviv. Les dégâts sont terrifiants : 61 millions de tonnes de décombres, 78 % des bâtiments détruits ou endommagés, la moitié des hôpitaux hors service, et seulement 1,5 % de terres encore cultivables pour deux millions d’habitants.
Le déblaiement nécessiterait environ 18 milliards de dollars (15,6 milliards d’euros), des milliers de machines, des dizaines de milliers de mois de travail, des unités mobiles de traitement et des décharges spécialisées.
Mais comment ? Disperser ces débris sur toute la bande reviendrait à en élever la surface de 30 centimètres. Les rejeter à la mer déplacerait simplement la catastrophe ailleurs – une solution sans doute envisagée par ces entrepreneurs rapaces qui rêvent d’un port et d’îles artificielles à la manière de Dubaï.
Ce processus effacerait également la topographie et le cadastre existants. Une opportunité pour ce plan qui propose de remplacer les registres fonciers par des droits de propriété « tokenisés », échangeables sur des marchés spéculatifs basés sur la blockchain – transformant les ruines de Gaza en loterie immobilière.
Le mirage économique
Plutôt que de répondre à la famine et à l’effondrement humanitaire, on évoque la promesse d’une « Riviera du Moyen-Orient » chère à Trump. Le plan ambitionne de porter la valeur immobilière de Gaza à 300 milliards de dollars (261 milliards d’euros) en dix ans, avec plus de 100 milliards (87 milliards d’euros) d’investissements. Le contrôle et la sécurité resteraient entre des mains militaires.
La Gaza Humanitarian Foundation deviendrait un trust chargé d’administrer le territoire « jusqu’à ce qu’une communauté palestinienne réformée et déradicalisée soit prête ». Ce trust détiendrait un tiers du territoire et acquerrait la majeure partie du reste, tandis que la population serait confinée dans des « logements temporaires » – un euphémisme pour des camps.
La liste des investisseurs potentiels inclut de grands groupes de construction saoudiens et internationaux, la famille Ben Laden, Tesla, Ikea, Amazon. Ces entreprises n’ont peut-être jamais été consultées, ou peut-être que si ; on le saura bientôt mais, en attendant, leurs logos figurent sur la brochure. Le récit de la « Riviera » masque le véritable objectif : spéculation foncière et monopole sur les infrastructures.
Le design comme instrument de contrôle
Le dessin urbain occupe une place centrale dans le plan. À l’image du Paris d’Haussmann, le projet vise à éradiquer l’insurrection par la réorganisation spatiale. Le présupposé est celui d’une tabula rasa totale – matérielle, topographique et juridique. La côte est envisagée comme une frontière extractive pour les plateformes gazières et pétrolières.
L’ordre spatial proposé est uniforme et inquiétant : sept ou huit villes de 200 000 habitants, chacune définie par une fonction économique ou un acteur privé – centres de données, logistique, tourisme – isolées et reliées par des corridors d’infrastructures et de surveillance. Des outils d’IA produisent des projets d’une précision trompeuse, dissimulant une absence totale d’empathie, d’expérience et d’échelle humaine.
À l’École urbaine de Sciences Po, j’ai demandé aux étudiants d’imaginer la ville la plus « maléfique » possible. Leurs réponses anticipaient cette vision : quartiers fermés, espaces publics artificiels, infrastructures-barrières, surveillance totale, monumentalité anonyme. Ils ont instinctivement compris que le contraire du bon urbanisme n’est pas le désordre, mais le contrôle – l’élimination calculée de la diversité, de la proximité et de la vie commune.
Un catalogue de l’urbanisme pervers
Le schéma proposé pour Gaza n’est pas un exercice académique. C’est l’application délibérée d’une logique urbaine perverse, conçue pour créer un environnement « sûr » pour le capital global. Une logique qui isole, clôture, marchandise toute ressource, détruit la nature, réprime la vie sociale, limite la mobilité et impose la surveillance et l’hostilité. Elle anéantit la capacité d’agir, la communauté et la dignité au nom de la sécurité et du profit.
Ce phénomène ne concerne pas seulement Gaza. Les mêmes principes sont déjà visibles du Golfe à l’Asie : espaces privatisés, paysages artificiels, enclaves surveillées, infrastructures de contrôle. La « ville perverse » n’est plus une fiction dystopique – elle est le modèle émergent de l’urbanisation contemporaine qui, après l’urbicide, prône tout simplement une nécrocité.
On pourrait conclure par une réflexion plus inquiétante encore : les États-Unis des suprémacistes réactionnaires, qui jurent d’anéantir l’ennemi intérieur, regardent Gaza comme un modèle. Les bombes pour détruire, le promoteur pour reconstruire. Que reconstruire, demanderez-vous ?
Le guerrier Pete Hegseth et le promoteur Donald Trump l’ont dit explicitement aux 800 généraux qu’ils ont récemment réunis à Quantico : l’ennemi est parmi nous, préparez-vous – vos prochaines zones de combat seront les villes des États-Unis.
Professeur d’urbanisme, Centre d’études européennes et École urbaine, Sciences Po
