Le Prix Pulitzer 2024, pour un livre de non-fiction sur la vie quotidienne en Cisjordanie, vit à Jérusalem. Il livre, dans un entretien au « Monde », son analyse des suites du plan Trump dans la bande de Gaza, un mois après sa mise en œuvre.
Le journaliste et essayiste américain Nathan Thrall vit à Jérusalem depuis 2011. Ancien responsable du programme israélo-arabe de l’International Crisis Group, il a démissionné pour se consacrer à l’écriture de non-fiction, dans l’espoir de transformer la perception de la situation en Israël et en Palestine. Son récit Une journée dans la vie d’Abed Salama (en poche le 6 novembre, chez Folio), qui décrit la vie quotidienne en Cisjordanie occupée, a remporté le prix Pulitzer en 2024.
Comment évaluez-vous la situation, quelques semaines après l’accord de cessez-le-feu dans la bande de Gaza qui a permis le retour des otages israéliens, le 13 octobre ?
La première chose à dire, c’est que ce n’est pas la paix. Israël a tué environ 250 Palestiniens à Gaza depuis le cessez-le-feu. Il occupe toujours 53 % du territoire palestinien. Rien dans ce plan ne suggère que l’Etat hébreu cessera de tuer dans les 47 % restants.
Et ma plus grande crainte, qui semble se confirmer, c’est que l’accord de cessez-le-feu suffise à détourner le regard, à reprendre des relations normales avec Israël et à célébrer un prétendu « retour au calme ». Mais le « calme » dont on parle, c’est une situation de soumission palestinienne : des milliers de personnes détenues sans procès ni inculpation, des expulsions de communautés entières, des meurtres quotidiens, des confiscations de terres, un contrôle draconien des déplacements, des enfants arrêtés au milieu de la nuit.
Les Palestiniens se voient accorder des droits à des degrés divers selon l’endroit où ils vivent – à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem-Est ou en Israël –, mais, dans tous les cas, ils en ont moins que les juifs, et la majorité d’entre eux ne jouissent pas des droits civils fondamentaux. Il me semble qu’une telle situation ne peut être qualifiée de démocratique.
Aujourd’hui, avec le cessez-le-feu, les fabricants d’armes israéliens se préparent à faire encore plus d’affaires que pendant la guerre : la société israélienne Rafael vient de signer un contrat pour exporter 2 milliards de dollars [1,7 milliard d’euros] de missiles à l’armée allemande. Ce que je vois donc, c’est une absence totale de paix, et un monde qui se prépare à renforcer encore son soutien à l’Etat hébreu dans son projet expansionniste, qui inclut désormais le contrôle de plus de la moitié de la bande de Gaza.
Comment voyez-vous évoluer le rapport de force par rapport à la situation d’avant-guerre ?
Je vois davantage de continuité que de changement. Les Israéliens se sentent aujourd’hui encore plus justifiés à assujettir indéfiniment les Palestiniens et à ne jamais leur accorder l’égalité des droits ni un Etat. L’opposition à l’indépendance palestinienne est majoritaire.
En septembre, même le chef du parti sioniste le plus à gauche de la Knesset [le Parlement israélien], Yaïr Golan, ancien chef d’état-major adjoint de l’armée israélienne, a condamné la reconnaissance de la Palestine par la France, déclarant que « parler d’un Etat palestinien est véritablement destructeur pour Israël ».
Les Israéliens vivent dans une contradiction : d’un côté, ils croient que l’Etat est fragile, comme l’a montré le « succès » de l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 ; et de l’autre, qu’Israël est une superpuissance régionale, comme le montrent ses campagnes contre l’Iran, le Liban et Gaza. Selon le contexte, l’une ou l’autre de ces idées domine, mais les deux sont largement répandues dans la société israélienne.
C’est une caractéristique commune aux sociétés oppressives que de se percevoir comme menacées. Aux Etats-Unis, le président Thomas Jefferson [1743-1826] justifiait lui aussi l’esclavage dans des termes similaires : « Nous tenons le loup par les oreilles, et nous ne pouvons sûrement ni le tenir ni le lâcher. » Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, le gouvernement affirmait que la majorité noire voulait jeter les Blancs à la mer. Chaque fois qu’on opprime un autre peuple, l’un des principaux arguments pour continuer est la peur que, dès qu’on relâchera la pression, il nous tuera.
Vous avez dirigé le programme israélo-arabe de l’International Crisis Group (ICG) à Jérusalem, une organisation non gouvernementale consacrée à la résolution des conflits. Pourquoi avez-vous démissionné ?
L’ICG fait un travail important, mais leur théorie du changement en Israël-Palestine est verticale : ils croient qu’en rédigeant des rapports bien documentés et fondés sur le terrain, ils peuvent convaincre diplomates, journalistes et autres acteurs-clés de modifier leur approche.
Ce que j’ai constaté, c’est qu’ils peuvent être convaincus, mais cela ne veut pas dire qu’ils changeront de politique ou de discours. Seul un véritable changement de l’opinion publique peut les contraindre à revoir leur position. Ce type de transformation sociétale prend beaucoup de temps. Mais je ne vois pas d’autre voie. C’est pourquoi j’en suis venu à la conclusion que le meilleur usage de mon temps était de me consacrer à des récits qui puissent atteindre un public plus large.
La guerre n’a-t-elle pas radicalement changé l’image d’Israël ?
Il est clair qu’Israël a perdu en crédibilité dans l’opinion publique mondiale. Il y a une colère et une indignation généralisées contre l’Etat, ainsi qu’une prise de conscience croissante des réalités de sa politique et de l’histoire du conflit israélo-palestinien. C’est indéniable.
Mais les politiques gouvernementales ont-elles changé de manière significative ? Absolument pas. La mesure la plus élémentaire pour limiter les politiques expansionnistes d’Israël serait une interdiction européenne d’importer des produits des colonies. Il a fallu environ 60 000 morts déclarés à Gaza pour que les premiers projets de loi sur ce sujet apparaissent en Europe. Et même aujourd’hui, une politique européenne officielle interdisant les produits des colonies reste hors de portée.
Comment l’expliquez-vous ?
Cela découle de préjugés profondément ancrés, complètement déconnectés de la réalité. L’un d’eux est l’idée qu’Israël est une démocratie à l’intérieur de ses frontières de 1967, et qu’en dehors de celles-ci a lieu une occupation temporaire.
Mais il est évident pour tout le monde que l’occupation, vieille de cinquante-huit ans, n’est pas temporaire. Et elle n’est pas non plus « extérieure » à l’Etat. La vérité, c’est qu’il n’y a qu’un seul souverain sur tout le territoire : l’Etat d’Israël.
Un Israélien juif sur dix vit dans les territoires occupés. Des juges de la Cour suprême, des ministres, des députés de la Knesset, des chefs d’entreprise vivent dans les colonies. Lorsqu’ils se rendent de leur domicile dans les colonies à leur lieu de travail en Israël, ils ne franchissent pas une frontière internationale – ils font la navette, comme n’importe qui irait d’une banlieue vers un centre-ville. Dans leurs colonies, ils voient des camions de pompiers israéliens, des postes de police israéliens, des cliniques, des écoles, des centres commerciaux, des chaînes de distribution israéliens. Ils sont en Israël. La réalité, c’est qu’Israël a absorbé les territoires occupés.
