Le blocage des évacuations des Gazaoui·es vers la France ne date pas de la découverte des posts antisémites d’une étudiante gazaouie. Des familles d’universitaires et d’artistes, bénéficiaires du programme Pause, attendent depuis trois mois, de façon incompréhensible.
Un cauchemar dans un cauchemar. Une punition collective. Plus encore, une condamnation au désespoir, voire à la mort. Voilà ce que signifie pour des dizaines de Gazaoui·es la suspension des évacuations depuis la bande de Gaza annoncée par l’exécutif vendredi 1er août après la découverte de posts antisémites relayés sur son compte X par une étudiante gazaouie récemment arrivée en France et, depuis, expulsée vers le Qatar.
« Je ne comprends pas, explique à Mediapart Ahed H., joint à Gaza-ville. J’ai été prévenu de cette histoire par des collègues vivant en France. Je ne comprends pas pourquoi nous sommes tous punis. Nous n’avons rien à voir avec cette étudiante, ni avec ce qu’elle a écrit ou posté. La société palestinienne, comme toutes les sociétés, est diverse. Ces amalgames n’ont pas lieu d’être. »
Sohail S., également contacté par Mediapart, renchérit : « Je suis très surpris. Cette étudiante n’est pas la porte-parole de la population de Gaza. Elle ne représente qu’elle-même, nous n’avons pas à être tenus responsables de son opinion ni de ses actes. »
Ahed H. et Sohail S. ne sont pas les seuls à exprimer cette incompréhension. Shereen A., depuis le camp de Nousseirat où elle et son mari ont trouvé un refuge précaire, confie pour sa part : « Cette annonce d’un nouveau délai a eu un effet dévastateur sur nous. Notre seule chance de survivre et notre seul espoir d’échapper aux horreurs qui nous entourent et de bâtir une nouvelle vie se sont évanouis. »
Les personnes que Mediapart a contactées ces deux derniers jours dans la bande de Gaza sont toutes lauréates de Pause, programme de protection et mise à l’abri d’intellectuels, chercheurs, artistes et étudiants en cycle doctoral du monde entier, piloté par le CNRS avec l’appui des ministères de la recherche et de l’enseignement supérieur, de la culture, des affaires étrangères et de l’intérieur.
Elles ont candidaté, leur dossier scientifique a été examiné, elles sont dotées de postes en France dans des établissements d’enseignement supérieur ou des universités. Leurs curriculum vitæ, relations, posts ont été passés au crible par les services israéliens et français.
Elles sont néanmoins bloquées dans l’enfer qu’est aujourd’hui la bande de Gaza. Des sources diplomatiques françaises indiquent à Mediapart qu’« il n’y a pas de remise en cause des visas Talent pour les lauréats du programme Pause dont la situation est conforme aux procédures applicables et au respect des valeurs de la République mais que les opérations d’évacuation pour les bénéficiaires de ce type de programmes sont à ce stade suspendues ».
Punition collective
Cet arrêt des sorties de l’enclave palestinienne, menacée aujourd’hui d’une réoccupation complète par Israël, soulève inquiétudes et indignations en France. Les mondes académique et artistique se mobilisent.
Plus de 1 600 universitaires signent une tribune rappellent que « la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a affirmé, dans une décision inédite le 11 juillet dernier, que “les ressortissants palestiniens originaires de la bande de Gaza non protégés par l’ONU peuvent se voir accorder le statut de réfugié en application de la convention de Genève de 1951 en raison des méthodes de guerre utilisées par les forces israéliennes depuis la fin en mars 2025 du cessez-le-feu conclu le 19 janvier 2025”. Le récent durcissement de la politique française, en contradiction avec cette reconnaissance, est d’un cynisme glaçant. »
Les signataires accusent « la France [d’aggraver] ainsi sa participation au projet israélien d’effacement et d’extermination des Palestinien·nes à l’œuvre dans la bande de Gaza » et demandent la reprise immédiate des évacuations.
Cette étudiante n’est pas la porte-parole de la population de Gaza. Elle ne représente qu’elle-même, nous n’avons pas à être tenus responsables de son opinion ni de ses actes. – Sohail S., artiste gazaoui, lauréat du programme Pause
Des artistes font de même, avec le collectif Ma’an dans un deuxième appel, publié par Libération.
Les personnes lauréates de Pause avec lesquelles nous nous sommes entretenu·es subissent, disent-elles, une double punition : elles auraient dû être évacuées avant l’été. C’est du moins ce que les autorités françaises, par l’intermédiaire du consulat français de Jérusalem, chargé d’organiser les sorties de la bande de Gaza en coordination avec les autorités israéliennes, leur avaient assuré.
« J’ai appris en avril que j’étais lauréate du programme Pause, se souvient Shereen A., ça a été un incroyable moment de joie et d’espoir pour moi, une bouée de sauvetage au milieu de tant de noirceur. »
Cette architecte, artiste visuelle, combine dans son œuvre la peinture, la sculpture, les installations vidéo, la 3D et la réalité virtuelle. « J’essaie de documenter et de réinterpréter les espaces qui disparaissent sous l’effet de la guerre, et de raconter les histoires humaines qui y sont liées, explique-t-elle à Mediapart. J’utilise à la fois des souvenirs réels et des reconstructions imaginaires pour questionner la fragilité de notre environnement. »
Hors de question pour Shereen de partir sans son mari, médiateur culturel et comédien de théâtre professionnel. « Nous avons survécu ensemble à chaque jour de cette guerre, en nous déplaçant d’un endroit à l’autre, en endurant côte à côte la peur, la faim et la perte de nos proches, relate-t-elle. Le quitter alors qu’il reste prisonnier de ces conditions aurait été insupportable, tant sur le plan émotionnel que moral. »
Même détermination du côté de Mohamed D., artiste visuel, marié, père de quatre enfants de 19 à 10 ans, deux filles et deux garçons. Sa femme souffre de la maladie cœliaque, qui nécessite de ne pas ingérer de gluten. Or les très rares aliments disponibles sont le pain à base de farine de blé, les lentilles et de la nourriture en conserve. Le tout en quantité insuffisante.
« Bien sûr, pouvoir poursuivre mes recherches et mon œuvre artistique est fondamentale, je vis pour mon art », explique celui qui, après avoir été déplacé de nombreuses fois, vit aujourd’hui dans la ville de Gaza, dans les ruines « plus ou moins rafistolées » de sa maison détruite. « Mais quand j’ai appris, le 5 mai, que j’étais accepté par le programme Pause, nous avons repris espoir de retrouver une vie digne de ce nom, en sécurité. Nos enfants pourront reprendre leur scolarité après deux ans d’interruption, ils mangeront à leur faim, dormiront sans craindre de mourir dans un bombardement, nous les laisserons sortir sans avoir peur de ne pas les voir revenir, ma femme pourra être soignée, elle aura une alimentation adaptée. C’est tout ça qui était à portée de main, soudain. »
Seulement voilà. Alors que tous attendent une évacuation mi-juin, « entre le 10 et le 20 juin », expliquent les lauréat·es que nous avons contacté·es, ils et elles apprennent par le consulat français de Jérusalem que celle-ci est reportée. C’était bien avant l’épisode des posts antisémites de l’étudiante Nour Atalah qui ont fait scandale fin juillet.
Familles bloquées
« Nous avons d’abord pensé que c’était à cause de la guerre entre Israël et l’Iran, explique Ahed H. Et puis il y a eu une reprise des évacuations, vers le 20 juin, mais uniquement des étudiant.es qui partaient seul·es, sans leur famille. »
Étonné·es, les lauréat·es Pause accepté·es avec femme ou mari et enfants demandent des explications. « Les Français nous ont dit : “Pour l’instant, seules les personnes seules peuvent sortir. Nous rencontrons des complications pour les familles, que nous cherchons à résoudre.” Et ils nous ont demandé d’être patients », reprend Ahed H.
« J’ai entendu dire que le blocage vient en partie du ministère des affaires étrangères français et en partie des Israéliens, mais je n’ai pas eu de réponse quand j’ai demandé des éclaircissements ; on m’a juste répété encore et encore “Soyez patient”. Mais que dois-je attendre ? Qu’un de mes enfants soit tué ? Que je meurs, moi-même, dans un bombardement, de faim ou de maladie ? », s’agace le réalisateur et artiste visuel Mohamed H.
Chacun·e a en tête le sort d’Ahed Chamia, architecte de renom, lauréat Pause, mort des blessures subies lors d’un bombardement israélien en mai 2025. Lui aussi s’était retrouvé bloqué.
« On m’a dit que ce sont les Israéliens qui empêchent les familles de partir, mais ça me paraît très étrange : ils cherchent depuis le début à déporter les habitants de Gaza, alors pourquoi nous bloquer ici ? », s’interroge de son côté Mohamed D.
Nous avons demandé des explications au sujet de ce blocage concernant les familles au Cogat, l’organisme militaire israélien chargé des affaires civiles dans les territoires palestiniens, notamment de la coordination des sorties de l’enclave côtière. Il ne nous a pas répondu à l’heure où ce papier est publié.
Chaque nuit, les enfants quittent le pays dans leurs rêves et se réveillent ici, puis me demandent pourquoi nous ne sommes pas encore partis. – Mohamed H., réalisateur gazaoui, lauréat du programme Pause
Mohamed H. décrit ainsi sa vie aujourd’hui : « Au début, nous étions pris dans une guerre entre Israël et Gaza, nous étions victimes de l’agression israélienne. Aujourd’hui, nous sommes victimes d’une guerre encore plus féroce et plus violente, celle de la faim, celle où on vole l’aide humanitaire. Cela fait plus d’un mois et demi que nous ne mangeons au mieux qu’une fois par jour. J’ai perdu 30 kilos, mes problèmes de santé sont aggravés par la malnutrition et les carences en vitamines, mais il n’y a rien ici pour me soigner. Même quand je dessine, mes mains tremblent tant je suis faible. »
La faim est le lot de tous. Aucun de nos interlocuteurs n’a pu bénéficier du moindre colis d’aide alimentaire depuis qu’Israël a très partiellement autorisé l’entrée des camions et que les pays étrangers soucieux de se donner bonne conscience ont commencé les largages de palettes.
« Les prix sont affolants. Le kilo de farine a atteint 30 euros il y a deux semaines et celui de sucre 150 euros », explique Mohamed H. Bien que ce soit moins cher aujourd’hui car les spéculateurs vendent leurs stocks dans l’attente d’une levée, même incomplète, du siège en place depuis le 2 mars, les lauréat·es ont du mal à se nourrir et à nourrir leur famine. À l’instar de tous et toutes à Gaza.
« La moitié de mon salaire d’enseignant à l’université, versé par l’Autorité palestinienne de Ramallah, passe dans l’achat de farine et de pâtes, soupire Ahed H. J’ai besoin de 100 euros chaque jour, au moins. Pour cette nourriture. »
Il doit tout payer en cash. Et pour avoir du cash, il faut payer une commission de 50 % sur la somme retirée.
Faim, bombardements, insécurité grandissante due aux gangs, maladie, déscolarisation des enfants, quête épuisante d’eau potable, de nourriture, de bois de cuisine, tous et toutes espéraient laisser cela derrière eux grâce au programme Pause.
L’arrêt temporaire des évacuations pour les familles, puis complet, abîme encore les esprits. « Chaque jour nous nous endormons en espérant que le téléphone sonnera pour nous donner un point de rendez-vous pour l’évacuation, reprend Mohamed H. Chaque jour, les enfants quittent le pays dans leurs rêves et se réveillent ici, puis me demandent pourquoi nous ne sommes pas encore partis. »
« Il y a deux jours, explique Ahed H. le 7 août, les Israéliens ont bombardé un appartement tout près de là où nous vivons. Toute ma famille s’est réveillée en pleurant et en criant d’effroi. Mon aînée ne pouvait plus parler, tant elle était choquée. Je ne peux pas vous décrire l’état psychologique et physique de mes enfants. Ma fille s’est évanouie dans les toilettes, à cause de la faim, elle s’est blessée aux yeux. Continuellement, je tente de leur apporter un peu de réconfort, en leur disant que nous serons bientôt tous en France, ensemble et en sécurité. Mais ils sont de plus en plus désespérés. »
L’évacuation était, à leurs yeux, tellement sûre, qu’Amir, le fils aîné, médecin de 25 ans, avait démissionné de son poste dans une ONG médicale syro-américaine, quelques jours avant la date prévue pour la sortie de Gaza de la famille. Il s’y occupait de santé reproductive. « C’était très dangereux car notre clinique mobile – une tente, en fait – allait dans les camps improvisés, les écoles, les regroupements de tentes, raconte-t-il à Mediapart. Plusieurs fois, les lieux où nous intervenions ont été ciblés. Je ne voulais pas risquer d’être blessé ou tué juste avant d’être évacué… »
La famille, sachant que l’armée israélienne n’autorise pas le moindre bagage pour les évacués, a vendu avant le départ promis les ordinateurs, les vêtements chauds, tout ce qui pouvait apporter un financement supplémentaire à leur installation en France. Elle n’a plus rien, sauf les téléphones portables, un tout petit peu d’espoir, et la peur de ne pas survivre, si près du « pays des Lumières », comme dit joliment Ahed H. Qui veut se convaincre du changement prochain de la politique française à leur égard : « La révolution pour la liberté est partie de Paris avant de gagner le reste du monde. »