Chaque jour, des Israéliens viennent contempler, d’un promontoire transformé en mémorial du 7-Octobre, la guerre qui ravage l’enclave palestinienne et fait, quotidiennement, des dizaines de morts.

Entre deux bombardements, Liram, Afik et Emmanuel font tourner un joint. Jeudi 17 juillet, à 18 h 30, comme tous les soirs ou presque, les trois amis, Israéliens de 27 ans, qui préfèrent ne pas donner leurs noms de famille, se sont retrouvés en haut de la colline Kobi, le point dominant la ville Sdérot, en bordure de la bande de Gaza, pour parler boulot, voyages et « investissements en Bourse », listent-ils. Juste en face, à un kilomètre, après l’autoroute, quelques champs et une barrière de séparation, se trouve Beit Hanoun et le nord de la bande de Gaza, bombardé sans discontinuer depuis bientôt deux ans.
« Quand je vois et entends un missile qui tombe sur Gaza, je suis heureux », précise Afik, assis tout sourire dans son short et son tee-shirt bariolé, son paquet de cigarettes et son téléphone portable devant lui. Sur l’écran de l’appareil, ce gérant d’une boutique d’horlogerie montre une photo d’Avi Megira, son oncle, abattu sur sa moto par un membre du Hamas, dans les rues de Sdérot, lors des massacres du 7-Octobre.
Face à ses deux copains, un trader et un employé de la grande imprimerie du kibboutz Be’eri, collé à la bande de Gaza, le jeune homme, « effrayé » par la proximité de la frontière avec l’enclave palestinienne, veut croire que la libération des 50 derniers otages israéliens, dont seulement 20 seraient encore en vie, ne se fera qu’au prix de cette violente opération militaire. Même si « des millions » de Palestiniens doivent mourir, ajoute-t-il. Selon les derniers chiffres partagés par les ONG, les Nations unies et le ministère de la santé du Hamas, plus de 58 000 personnes, dont une majorité de civils, ont déjà été tuées par l’armée israélienne depuis le 7-Octobre.

Dans la soirée, à mesure que le soleil descend, le ciel rougeoie. Quand le trio se prépare à partir, aux alentours de 20 heures, une colonne de fumée zigzague au loin. La détonation qui suit, quelques secondes plus tard, confirme qu’une nouvelle explosion vient d’avoir lieu sur le sol palestinien, juste en face de la colline.
« Meilleur spectacle en ville »
En vingt-et-un mois d’impitoyables opérations militaires, le promontoire de Sdérot est devenu le lieu où nombre d’Israéliens viennent contempler cette guerre qui s’affiche si peu sur leurs écrans de télévision. Après une courte ascension sur un chemin sablonneux, pour seulement 5 shekels (soit un peu plus d’1 euro) en paiement sans contact, des jumelles sur pied permettent d’examiner l’enfilade de bâtiments éventrés dans la partie nord de la bande de Gaza. En cas de petite soif, alors que les températures estivales approchent les 40 degrés, les visiteurs peuvent se rafraîchir grâce à des distributeurs de boissons approvisionnés régulièrement.


Le 6 juin, la municipalité et l’ONG Israel-is, créée en 2017 par trois anciens officiers de l’armée israélienne, ont inauguré ici le premier mémorial permanent dédié au 7-Octobre. En plus d’une installation artistique surmontée d’une plaque commémorative, un grand écran a été installé, devant quelques bancs en pierre, pour y projeter une « expérience en réalité virtuelle » sur l’attaque du Hamas. Narré par le documentariste Stephen Smith, qui a travaillé sur la mémoire de la Shoah, le film superpose des images de la zone frontalière de Gaza avec des enregistrements audio saisis pendant les tueries, pour les touristes de passage.
A la mi-juillet, une vidéo montrant plusieurs dizaines de personnes et leurs véhicules garés sur la colline a été largement partagée sur les réseaux sociaux. D’abord postées par le journaliste ultraorthodoxe Yedidya Epstein, sur le site d’informations Chamal, les images décrivent le point de vue comme le « meilleur spectacle en ville ». Sur X, certains Israéliens préfèrent l’appeler, sans ironie, le « cinéma de Sdérot ».
Malgré un ton bravache en ligne, les spectateurs du massacre en cours à Gaza se montrent plus timides face à la presse et, pour la plupart, refusent d’expliquer les raisons de leur venue. « Le Monde ?, interroge en riant Oren, qui, entre deux photos du coucher de soleil sur l’enclave prises sur son smartphone, assure avoir de la famille à Carpentras, dans le sud de la France. Des fascistes. »
Curiosité et défi
Le même soir, deux cousines, Hadard Corsia, 16 ans, et Paz Hadarman, 27 ans, qui précise que son prénom signifie « paix », en espagnol, viennent sur la colline pour la première fois. Par curiosité autant que par défi, détaillent-elles. Pendant leur dernier dîner familial, qui s’est terminé par une dispute, un oncle leur a reproché de ne jamais être venues ici.
A travers les jumelles sur pied, Paz Hadarman se concentre sur un bâtiment de plusieurs étages, entièrement détruit. Elle ne le quitte pas des yeux. « Perturbée », l’employée d’une marque de chaussures dans la région de Tel-Aviv évoque, en vrac, les civils gazaouis déplacés de force ou tués, ses parents qui allaient à la plage à Gaza avant le retrait d’Israël en 2005 et ses amis réservistes engagés dans l’armée israélienne. La jeune femme soupire, avant de redescendre du promontoire : « Plus on soutiendra la violence, moins le Moyen-Orient sera stable. »

Avec Oz, 5 ans, et Smada, 8 ans, qu’il tient par la main, Benyamin, 20 ans, qui ne préfère pas donner son nom de famille, voulait juste tuer le temps. « Je montre aux enfants de ma compagne ce qu’il reste de Gaza », explique le serveur dans un restaurant de sushis du coin, vêtu d’un tee-shirt vert décoré de la phrase « feel deeply » (« ressentez profondément »). C’est la troisième fois qu’il assiste au coucher de soleil sur l’enclave détruite. Malgré l’insistance de ses amis, qui lui proposent « tout le temps » de venir ici pour bavarder et boire des bières, cet habitant de Sdérot préfère se détendre ailleurs.
D’ici trois semaines, il devra débuter son service militaire et s’inquiète du danger, tout en assurant « ne pas avoir peur de mourir pour [son] pays si cela est nécessaire ». Aujourd’hui, Benyamin ne sait pas encore exactement quelle unité l’a recruté. « J’espère que ça ne sera pas l’un de ces bataillons envoyés à Gaza. » Devant lui, le soleil a complètement disparu mais pas la colonne de fumée de la dernière explosion, qui laisse une trace tenace dans le ciel.
