Allemagne : l’impossibilité de critiquer la politique israélienne fait le jeu de l’AfD

Un consensus partisan outre-Rhin confond la lutte contre l’antisémitisme et le soutien inconditionnel à l’État hébreu, fût-il dirigé par l’extrême droite. Il conduit à silencier les voix dissidentes, y compris juives, et à conforter encore l’AfD, qui réussit à se présenter comme philosémite.

Bien peu de Berlinois·es auront finalement l’occasion de rencontrer la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, et le fondateur de l’organisation d’investigation Forensic Architecture, Eyal Weizman. Les deux, chacun·e dans son domaine et avec ses moyens, documentent les crimes commis dans la bande de Gaza par l’armée israélienne et sont régulièrement attaqué·es par les partisan·es de la politique israélienne.

Leur conférence à l’université libre (Freie Universität) de Berlin, qui était prévue pour le 19 février, a été annulée, de même que l’événement programmé la veille au Kühlhaus Berlin, espace événementiel bien connu de la capitale allemande.

Résultat de pressions politiques, accusent des personnalités publiques engagées dans la défense de la liberté d’expression, par exemple deux universitaires et le violoniste Michael Barenboim, fils du chef d’orchestre Daniel Barenboim, célèbre pour son engagement en faveur d’une paix juste entre Israélien·nes et Palestinien·nes.

De fait, le président de l’université a fait face à un véritable tir de barrage pour le pousser à annuler la conférence.

Il s’agit là du dernier épisode d’une longue série d’empêchements d’événements liés à la Palestine et à la guerre contre Gaza, tels que des expositions, conférences, rassemblements, manifestations, festivals. Ont été visés des universitaires, des artistes, certains internationalement connus, et des associations, y compris israéliennes.

Et même, à Berlin depuis le 4 février, l’utilisation de langues autres que l’allemand et l’anglais pour les slogans et les banderoles dans les manifestations propalestiniennes… Ce qui vise en fait à interdire l’usage de la langue arabe. Peu de policiers la pratiquant, ils ne peuvent intervenir en cas de slogans antisémites, affirme le quotidien Berliner Zeitung.

Deux résolutions parlementaires

La question de l’antisémitisme occupe, pour des raisons historiques évidentes, une place très particulière en Allemagne. Celle de l’État d’Israël également : par deux fois, en mars 2008 et en 2021, la chancelière Angela Merkel a déclaré devant la Knesset, le Parlement israélien, que l’existence et la sécurité de l’État hébreu font partie de la « raison d’État » de l’Allemagne.

Après le 7-Octobre, le soutien se fait plus inconditionnel que jamais. Le consensus traverse presque tous les partis politiques, qui s’accordent pour qualifier d’antisémite toute critique de la politique israélienne et de la guerre contre Gaza.

« Il existe une confusion entre antisémitisme et critique d’Israël. Les deux sont mis sur le même plan, notamment dans les résolutions adoptées par la plupart des partis au Bundestag », explique Ilyas Saliba, chercheur associé au Global Public Policy Institute de Berlin.

L’ensemble du spectre politique, des Verts aux extrémistes de droite de l’AfD, s’est entendu, en novembre 2024 et après un an de négociations, sur deux résolutions, intitulées « Plus jamais ça, c’est maintenant – protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne » et « Combattre résolument l’antisémitisme et l’hostilité envers Israël dans les écoles et les universités et garantir un espace libre de parole ». Seules exceptions : le parti de gauche Die Linke, qui s’est abstenu, et l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW), qui se dit « conservatrice de gauche », et s’est exprimée contre.

Dans la première résolution, le « Bundestag réaffirme sa décision de veiller à ce qu’aucune organisation ou aucun projet propageant l’antisémitisme, remettant en question le droit d’Israël à exister, appelant au boycott d’Israël ou soutenant activement le mouvement BDS ne reçoive de financement ».

Le mouvement BDS, pour Boycott désinvestissement et sanctions, qui prône le boycott des produits, entreprises et institutions israéliennes, a été condamné dans une résolution de 2019, et déclaré antisémite.

Prétendre que l’antisémitisme est, pour l’essentiel, importé des pays arabes, c’est une manière pour les partis politiques allemands de blanchir leurs propres néonazis !

Alon Sahar, membre de Israelis für frieden

La deuxième, qui découle de la première, s’adresse plus particulièrement au monde de l’éducation, des écoles aux universités. Elle demande « que les activités des groupes qui propagent l’antisémitisme lié à Israël, dont les appels au boycott, la délégitimation, la désinformation et la diabolisation de l’État juif, soient interdites ».

L’AfD n’a pas participé à l’élaboration des résolutions, mais les a votées sans barguigner. Depuis plusieurs années, ainsi que Mediapart l’a documenté, la formation d’extrême droite se veut un soutien sans faille d’Israël. Un bon moyen de faire oublier l’antisémitisme virulent régnant dans ses rangs et ses références ouvertes au nazisme.

La résolution « Plus jamais ça, c’est maintenant […] » abonde assurément son fonds de commerce dès son entrée en matière : « Ces derniers mois, l’ampleur alarmante de l’antisémitisme s’est notamment manifestée à travers l’immigration en provenance des pays d’Afrique du Nord et du Proche et Moyen-Orient, où l’antisémitisme et l’hostilité envers Israël sont répandus, notamment en raison de l’endoctrinement islamiste et anti-israélien de l’État. Mais une chose est claire : l’antisémitisme est présent depuis longtemps dans tous les domaines de la société et a différents terrains fertiles. » 

« Cela néglige, bien sûr, toute l’histoire de l’antisémitisme en Allemagne, qui trouve son origine dans les groupes d’extrême droite, mais aussi au cœur de la société. Et cela permet aux acteurs politiques de rejeter la faute sur les migrants et de proclamer : “Nous devons les combattre parce qu’ils importent l’antisémitisme ; nous, nous n’avons rien à voir avec ça”,reprend Ilyas Saliba. Ça aide l’AfD à se présenter comme un parti luttant contre l’antisémitisme, ce qui est également très problématique car il suffit d’analyser ses discours, ils sont carrément antisémites. »

Chape de plomb

« Prétendre que l’antisémitisme est, pour l’essentiel, importé des pays arabes, c’est une manière pour les partis politiques allemands de blanchir ses propres néonazis ! », assure Alon Sahar, de l’organisation Israelis für frieden (« Israéliens pour la paix »), à Berlin depuis plusieurs années.

Et le réalisateur, opposé à la politique israélienne et à la guerre contre Gaza, accuse aussi les politiques allemands d’opportunisme : « Avec cette résolution, ils surfent sur la vague actuelle de racisme et de sentiment anti-immigration. Certains voient Israël comme la pointe avancée de l’Occident dans le combat contre le monde musulman tel qu’ils le fantasment. »

Face aux accusations d’attaques contre la liberté d’expression, les autorités allemandes ont beau jeu de souligner que les résolutions adoptées par le Bundestag n’ont pas force de loi et ne sont donc pas contraignantes. Elles sont même censées disparaître avec la législature sous laquelle elles ont été adoptées.

L’Allemagne dit aux juifs ce qu’est l’antisémitisme ! C’est quand même absurde.

Alon Sahar, de l’organisation Israelis für frieden

Mais elles ne sont pas pour autant insignifiantes, ni sans effets : « Elles mettent une pression sur les institutions gouvernementales qui se sentent obligées de s’y conformer,reprend Ilyas Saliba. La résolution anti-BDS de 2019 est ainsi toujours invoquée pour refuser de financer certaines organisations ou interdire la tenue de tel ou tel événement. »

Une véritable chape de plomb s’est abattue sur celles et ceux que la politique du gouvernement israélien révolte. Dans les universités, par exemple, rares sont les étudiant·es, enseignant·es, personnels administratifs qui osent exprimer publiquement leur soutien aux Palestinien·nes, de peur d’être stigmatisé·es comme antisémites.

La crainte est si forte que cet universitaire tient à témoigner de façon complètement anonyme, sans que son nom, son université et même sa discipline soient mentionnées. « Nous subissons beaucoup de pression, et nous ne pouvons pas compter sur la moindre solidarité de la part de nos collègues », assure-t-il, sommé par sa hiérarchie, comme d’autres, de retirer sa signature d’une pétition internationale contre la guerre à Gaza.

« Je risque de perdre mon poste et de subir une campagne de diffamation dans la presse et sur les réseaux sociaux, reprend-il. Et puis être désigné comme antisémite est une infamie. »

Des subventions coupées

Les résolutions, en instituant une équivalence entre antisémitisme et critique d’Israël, ne font pas qu’écraser la liberté d’expression : elles ratent leur cible et mettent en danger celles et ceux qu’elles sont censées protéger, soulignent leurs détracteurs.

« D’abord, l’Allemagne dit aux juifs ce qu’est l’antisémitisme ! C’est quand même absurde. Surtout alors que nous, les organisations juives progressistes, n’avons pas été consultées, regrette Alon Sahar. Les partis ont peut-être entendu le Zentralrat, qui est le Conseil général des juifs, mais ce dernier est très conservateur et ne représente qu’une partie des juifs d’Allemagne. Ensuite, cela va pousser les gens à penser que tous les juifs soutiennent la politique israélienne. Et ça, ça me met en danger. »

En septembre, alors que la résolution était encore en discussion, des ONG israéliennes, dont l’Association pour les droits civils en Israël, B’Tselem et Peace Now, ont publiéune lettre ouverte. Elles craignaient qu’elle ne soit utilisée pour « faire taire la dissidence publique » et ajoutaient : « Paradoxalement, la résolution pourrait nuire à la diversité de la vie juive en Allemagne, et non la protéger », en faisant taire les voix juives contre la politique israélienne.

De fait, début janvier, deux ONG israéliennes, Zochrot et New Profile, ont vu le ciel leur tomber sur la tête. Depuis plusieurs années, elles recevaient, à travers Kurve Wustrow, une organisation allemande de promotion de la paix, des subventions versées par le gouvernement fédéral allemand. Elles ont été supprimées du jour au lendemain et « sans explication », assure Nissi, membre de New Profile. L’organisation a perdu la moitié de son budget.

Un porte-parole ministère des affaires étrangères souligne auprès de Mediapart que « conformément à ses objectifs de politique étrangère, l’Allemagne continue de s’engager auprès des sociétés civiles palestinienne et israélienne et soutient de nombreux projets d’ONG dans les territoires palestiniens qui examinent de manière critique la politique d’occupation israélienne ou promeuvent une approche de “société partagée” au Moyen-Orient ».

Il n’empêche : Zochrot et New Profile, qui sont légales en Israël mais dérangent beaucoup le gouvernement d’extrême droite, sont menacées de disparition à cause de la suppression de ces subventions.

« Ces deux ONG vont à l’encontre de l’ethos même d’Israël, et c’est pour cela qu’elles ont été visées. Il y a certainement eu un travail des lobbies pro-israéliens, voire du gouvernement israélien », analyse Alon Sahar.

Zochrot travaille sur l’expulsion des Palestinien·nes de leurs terres en 1948-49 et ambitionne d’enseigner la réalité de la Nakba (« la catastrophe »  en arabe), largement ignorée, au public juif israélien. « Ainsi, elle remet en cause les fondements de l’État d’Israël tels qu’ils sont communément admis dans le pays, reprend Alon Sahar. Quant à New Profile, elle s’attaque à un autre pilier d’Israël, la conscription et l’armée. » New Profile apporte de l’aide à toutes celles et ceux qui refusent de servir sous les drapeaux, pour des raisons politiques ou non.

« Nous n’avons eu qu’une explication indirecte, affirme Nissi. Puisque nous aidons ceux qui refusent la conscription, nous participons à l’affaiblissement des effectifs de l’armée et donc nous mettrions en danger la défense d’Israël, et par conséquent son existence même. C’est totalement absurde ! » Le refus de servir est en effet minime en Israël, surtout depuis le 7-Octobre.

Néanmoins, l’explication a été confirmée de manière anonyme à Mediapart par un officiel allemand.

Pas plus absurde, après tout, qu’un parti d’extrême droite affichant des accointances avec le nazisme et se proclamant meilleur ami d’Israël et ennemi le plus farouche des antisémites…

Gwenaelle Lenoir