Être soignant sous l’occupation israélienne n’a jamais été simple. Mais depuis le 7-Octobre, les professionnels vivent leurs heures les plus dangereuses, entre entraves multiples et tirs directs. Reportage avec les médecins et les ambulanciers de Jénine.
JénineJénine (Cisjordanie).– Mahmoud al-Sa’di en a vu d’autres. Ce coordinateur du Croissant-Rouge palestinien à Jénine, la cinquantaine bien portée, est même un miraculé. La preuve est là, dans la cour de l’organisation : la carcasse tordue et désormais rouillée de son ambulance, touchée par un tir de RPG de l’armée israélienne le 4 mars 2002. Le médecin qui s’y trouvait avec lui est mort, Mahmoud et le troisième membre de l’équipage s’en sont sortis très grièvement blessés et brûlés.
Vingt-deux ans plus tard, Mahmoud est toujours là, dans le bâtiment jaune et décrépi du Croissant-Rouge, à l’entrée du camp de Jénine et face à l’hôpital gouvernemental, le plus grand de la région.
Il ne va plus sur le terrain, il gère. Ce qui est à peine moins éprouvant. Il occupe un vaste bureau aux dossiers bien rangés. Au mur, le drapeau du Croissant-Rouge palestinien, une affiche le célébrant après le tir sur son véhicule, des photos de Yasser Arafat et de Mahmoud Abbas, actuel président de l’Autorité palestinienne.

Ce bureau est un peu sa maison, et ce n’est pas une expression galvaudée. En cas d’incursion israélienne, il y travaille, il y mange, il y dort. La dernière fois, du 28 août au 6 septembre, ç’a duré dix jours et autant de nuits. Il n’était pas seul : la plupart des vingt-deux permanent·es étaient là aussi, et nombre des trente volontaires. Dans une pièce à côté sont entassés des matelas de mousse et aussi des gilets pare-balles rouges.
Ils sont beaucoup utilisés depuis le 7-Octobre et les raids incessants contre le camp de Jénine.
Les secouristes, comme les médecins et les infirmiers et infirmières, sont en première ligne. Et, depuis le 7-Octobre, plus que jamais sous le feu.
Le droit humanitaire international exige que soient respectés et protégés par les parties belligérantes l’accès aux soins, les blessés, malades et personnels de santé.
Il n’y a plus de règles
En Cisjordanie, le déplacement des équipes médicales doit faire l’objet de coordinations systématiques avec l’armée israélienne. « La Croix-Rouge internationale [CICR, Comité de la Croix-Rouge internationale – ndlr] fait l’intermédiaire. Nous la prévenons des appels que nous recevons, elle en fait part à l’armée israélienne, nous communique le feu vert et la route que nous devons emprunter », explique Mahmoud.
Une fois la coordination obtenue, les ambulances sont censées pouvoir circuler, atteindre les malades ou les blessé·es et les orienter vers des structures de soins sans entraves.
La coordination est indispensable : quand l’armée israélienne entre dans une ville ou un camp de réfugié·es, elle bloque certaines rues, installe des checkpoints mobiles et des snipers, occupe des bâtiments.
Cela n’a jamais été sans mal, mais depuis juillet 2023 et surtout depuis le 7-Octobre, la chaîne de communication fonctionne de façon encore plus erratique.
Lors de la dernière invasion et occupation du camp, celle qui a duré dix interminables jours, 90 % des demandes ont été acceptées et 60 % des coordinations se sont déroulées sans problème, assure Mahmoud. « Ça fait quand même 40 % non respectées, ajoute-t-il. C’est énorme. Ça n’était jamais arrivé. »
Les soldats m’ont vu, ils ont vu que c’était une ambulance, ils ont tiré deux balles. Mourad, ambulancier
« On ne les comprend plus. En fait, je ne suis pas sûr qu’il y ait encore des règles,déplore-t-il encore. On ne sait plus comment communiquer avec les soldats. Avec certains, c’est comme avant : la nuit, c’était lumière blanche, on passe, lumière rouge – en fait le laser du fusil –, on stoppe. Depuis le 7-Octobre, certains soldats n’appliquent pas ça. Leur attitude diffère d’un barrage à l’autre, on ne sait jamais à quoi s’attendre. »

Mourad, 35 ans, costaud et calme, ambulancier depuis quatorze ans, a « failli mourir deux fois en moins d’un an en portant secours à des patients, à cause de tirs israéliens ».
La première fois, en octobre 2023, peu après le 7, il a passé vingt minutes aplati au sol devant son véhicule, des balles ricochant partout autour de lui.
Il raconte la deuxième fois, pendant la dernière incursion : « Nous avons été appelés pour une femme malade dans le camp, il était 8 h 30. Nous avons attendu la coordination jusqu’au début de l’après-midi. Je conduisais. La route indiquée était barrée, j’en ai pris une autre. Les soldats m’ont vu, ils ont vu que c’était une ambulance, ils ont tiré deux balles. Le médecin a été blessé à la main et moi j’ai reçu des éclats. J’ai foncé. Il était environ 15 heures. Nous n’avons pas réussi à atteindre la patiente. »
Quand je suis devenue ambulancière, en 2018, je pensais que le symbole du Croissant-Rouge nous protégeait un peu. Ce n’est pas le cas. Pas depuis le 7-Octobre. Sabrine Obeidi, ambulancière
Sabrine Obeidi, elle, restera marquée à vie, dans sa chair, par les tirs des soldats. Le 9 novembre 2023, alors qu’elle faisait monter un blessé dans son véhicule sanitaire, celui-ci a essuyé plusieurs coups de feu. Une des balles a explosé dans son corps, lui déchirant les poumons, l’estomac et la rate. Les éclats de la deuxième lui ont perforé le dos. Si la chirurgie lui a sauvé la vie, elle ne lui rendra jamais sa rate. Elle a décliné l’opération pour enlever les éclats, trop près du nerf sciatique.
« Quand je suis devenue ambulancière, en 2018, je pensais que le symbole du Croissant-Rouge nous protégeait un peu. Ce n’est pas le cas. Pas depuis le 7-Octobre », déplore calmement la jeune femme. Elle regrette de ne plus pouvoir chausser des escarpins élégants : son dos ne supporte plus les talons. Sa coquetterie se niche dans un maquillage discret et soigné et des mules à strass.
Violence des militaires israéliens
« J’exerce la médecine depuis vingt-quatre ans. Depuis le 7-Octobre, tout est différent de mes vingt-trois années précédentes dans cette profession », lâche Naji Nizal, médecin-chef de l’hôpital privé Ibn-Sina, établissement de pointe, avec cent lits et trois cents employé·es.
Différent par le nombre de blessé·es reçu·es : « Jénine subit plus d’incursions, répétées, incessantes, donc, mécaniquement, plus de personnes sont touchées », poursuit-il. Différent par la nature de ces blessures : le haut du corps et la tête sont particulièrement visés.
« Depuis que l’armée israélienne utilise les drones pour frapper, nous recevons des personnes avec des blessures multiples, des éclats et des brûlures sur tout le corps, et parfois des gens totalement carbonisés », décrit-il.
Et puis, il y a ce que l’armée israélienne reconnaît parfois comme des « infractions aux règles de conduite de l’armée ». Ainsi ce jeune homme blessé par balles lors d’une incursion en juin 2024 et attaché sur le capot brûlant d’une jeep qui a continué à circuler. « Il avait une jambe brisée, le nerf sciatique sectionné et des brûlures aux premier et deuxième degrés dans le dos à cause de la jeep, se souvient le médecin-chef d’Ibn-Sina. Les soldats l’ont gardé une ou deux heures sur ce capot, avant qu’il ne soit récupéré par une ambulance et amené ici. » Il a subi plusieurs opérations et est resté deux mois à l’hôpital.
« Les soldats traitent les blessés beaucoup plus mal qu’avant. Ils sont beaucoup plus violents. Je n’ai vu que deux cas où les militaires eux-mêmes avaient administré les premiers soins, en posant des garrots », reprend-il.
Accès aux hôpitaux bloqués
Les entraves aux soins sont devenues permanentes. Elles dessinent une politique.
« Depuis juillet dernier, aussitôt que les militaires israéliens entrent dans Jénine, ils encerclent les hôpitaux et empêchent le personnel et les patients d’y accéder librement, raconte-t-il encore, traits tirés et cernes creusés derrière de petites lunettes rectangulaires. Lors de la dernière incursion, nous venions travailler en ambulances, seuls véhicules qui pouvaient arriver jusqu’ici. Et encore, malgré les coordinations, il nous est arrivé de rester six heures coincés à quelques centaines de mètres d’ici, pour vérification d’identité. Six heures, alors que nous sommes des médecins et venions prendre notre service ! J’ai essayé de négocier. Ils n’ont même pas voulu m’adresser la parole. »

Même situation pour l’hôpital général et le Croissant-Rouge, situés l’un en face de l’autre. Des jeeps bloquent les entrées principales et annexes. « Beaucoup de patients n’osent pas venir, ils sont terrifiés par les soldats, qui sont également très agressifs avec le personnel », déplore Wissam Baker, directeur de l’hôpital général.
Les ambulances sont systématiquement arrêtées et l’équipage doit en sortir. Un officier israélien prend les visages en photo, les compare avec les identités qui lui ont été communiquées lors de la demande de coordination. Même chose pour le véhicule : un cliché de l’avant, avec plaque d’immatriculation visible, doit être transmis via le CICR et vérifié par un soldat avant d’être autorisé à circuler.
Il est arrivé que l’ambulance prévue ne soit plus disponible et qu’une autre sorte. Refus, retour à la base, et demande d’une nouvelle coordination.
L’armée israélienne justifie ces procédures par l’utilisation (non prouvée) des ambulances par les groupes armés. « Ça nous fait perdre un temps fou. Or, pour nous, le temps est crucial. Mais les soldats s’en moquent », assure Mahmoud al-Sa’di. Un homme, blessé à la jambe et victime d’une forte hémorragie, n’a pu être pris en charge qu’après quarante minutes de contrôle des identités de l’équipe médicale. Une femme enceinte a accouché dans l’ambulance aux portes de la maternité car le contrôle de son identité n’en finissait pas. « Elle était en plein travail, mais les soldats s’en fichaient », s’énerve Mourad.
Jamais avant le 7-Octobre nous n’avions essuyé des tirs dans l’enceinte de l’hôpital. Des grenades à son, des grenades lacrymogènes, oui. Aujourd’hui, les snipers tirent pour tuer dans l’hôpital. Wissam Baker, directeur de l’hôpital de Jénine
Là aussi, l’armée israélienne justifie ses actions par des mesures de sécurité : elle veut s’assurer qu’aucune personne recherchée n’utilise les véhicules de secours.
« Une personne blessée et désarmée est protégée par le droit international, rappelle Mahmoud. Peu importe qu’elle soit recherchée ou non, elle a le droit d’être prise en charge et soignée. »
« Nous nous moquons de savoir si les gens que nous recevons sont recherchés ou pas, appartiennent ou pas à un groupe armé. S’ils ont besoin de soins, notre devoir, en tant que soignants, est de les leur apporter, renchérit le médecin-chef de l’hôpital Ibn-Sina. Les parties belligérantes n’ont pas le droit de nous en empêcher. »
Il ajoute, d’un ton las mais ferme : « Je soignerais Nétanyahou s’il arrivait malade ou blessé dans mon hôpital ! Je me suis engagé à ça en devenant médecin. »
Mais les enceintes hospitalières ne sont plus des refuges. Wissam Baker, directeur de l’hôpital gouvernemental depuis sept ans après toute une carrière comme pédiatre, ne se remet pas des épreuves de ces derniers mois. En mai, un chirurgien de l’établissement, Osaid Jabbarin, a été tué par un tir israélien à une encâblure de l’hôpital, alors qu’il venait travailler. Mi-décembre 2023, un enfant, qui venait de lancer une pierre devant la porte principale, a été touché à l’entrée et s’est écroulé, mort, quelques mètres plus loin, devant les urgences.
Quelques semaines avant, fin octobre 2023, un autre jeune homme, qui tenait une cafétéria en face de l’hôpital et avait l’habitude de se réfugier dans la cour de l’établissement quand les soldats israéliens arrivaient, a pris une balle en pleine tête, lui aussi devant la porte des urgences, dans l’enceinte hospitalière. « Tout le monde le connaissait, les équipes allaient chercher des boissons et de quoi manger chez lui, il avait son échoppe juste de l’autre côté de la rue. Ce n’était pas un combattant, juste quelqu’un qui cherchait refuge », raconte Wissam Baker de son ton calme et très las.
« Jamais avant le 7-Octobre nous n’avions essuyé des tirs dans l’enceinte de l’hôpital, reprend-il. Des grenades à son, des grenades lacrymogènes, oui. Aujourd’hui, les snipers tirent pour tuer dans l’hôpital. »
La population du camp de Jénine, femmes et enfants en tête, avait l’habitude, en cas d’incursion, de venir se réfugier dans l’enceinte de l’hôpital. « Les gens ont peur maintenant, nous sommes devenus des cibles », assure Wissam Baker, qui décrit également des équipes médicales et administratives épuisées.
Même peur à l’hôpital Ibn-Sina, accrue par l’épisode du commando israélien habillé en civil qui a exécuté le 30 janvier 2024, dans une chambre du service de rééducation, trois jeunes hommes, présentés comme des « terroristes du Hamas » par l’armée israélienne.
« Nous ne pouvons rien faire, nous n’allons pas mettre des gardes armés dans l’hôpital pour protéger nos patients ! La seule mesure que nous avons prise est de fermer les portes après 22 heures. Seules les urgences sont alors accessibles, explique le docteur Naji Nizal. Mais nous continuons à recevoir tout le monde, et nous continuerons. Les Palestiniens, comme tout le monde, ont le droit d’être soignés et protégés. »
À la question des besoins des soignant·es, la réponse fuse : « Arrêtez cette guerre ! »