Au Caire, une trentaine de Gazaouis végètent dans l’attente de leur visa pour la France : « On est dans les limbes, sans aucun droit »

Ces artistes, intellectuels et journalistes, qui ont réussi à fuir l’enclave côtière, ont obtenu une promesse d’emploi dans l’Hexagone. Mais bien qu’ils disposent du soutien du Quai d’Orsay, leur dossier est bloqué depuis des semaines au ministère de l’intérieur.

Le Caire – correspondance – « On vit dans l’inconnu. Ni à Gaza ni en France. Nous sommes bloqués en Egypte sans savoir ce qui nous attend », se désole Islam Idhair, journaliste, fixeur et traducteur palestinien qui collabore depuis quinze ans avec de nombreux médias français dans l’enclave palestinienne. Derrière sa bonhomie et les blagues qu’il enchaîne dans un français parfait se cache un homme brisé en proie aux traumatismes de la guerre.

Le 21 octobre 2023, sa maison de Rafah a été bombardée par un raid israélien, ses quatre enfants ont été tués sur le coup. Seule la main d’Islam dépassait du tas de ruines, indiquant aux sauveteurs l’emplacement de son corps enseveli. Une fois extrait des décombres et transféré à l’hôpital, le père de 37 ans découvre une à une les dépouilles de ses fils, Ayman, 13 ans et Aous, 5 ans, et de ses filles, Imane, 12 ans et Andalous, 10 ans.

« On était une famille magnifique. Je leur apprenais le français », se souvient-il. « La culture française a toujours été une fenêtre de liberté pour nous les Gazaouis, dans notre prison à ciel ouvert », ajoute-t-il. Islam Idhair a travaillé comme assistant de langue française à l’université Al-Aqsa de Gaza, documentariste pour le centre culturel Al-Qattan de Gaza, et avait cofondéle média francophone Gaza la vie.

Islam Idhair et son épouse, Hiba, ainsi qu’une petite centaine de Gazaouis avaient été inscrits sur une liste transmise au printemps par le consulat de Jérusalem à la cellule de crise du ministère des affaires étrangères en vue d’une possible évacuation vers l’Egypte, puis vers la France. Après avoir évacué de l’enclave les ressortissants français, les binationaux, les agents de l’Institut français ainsi que leurs proches, le Quai d’Orsay avait souhaité élargir le dispositif à certaines personnes triées sur le volet ayant entretenu des liens avec la France.

Assaut sur Rafah

Autour du 1er mai, le ministère des affaires étrangères a transmis une liste aux autorités israéliennes en vue de faire sortir une partie des personnes inscrites sur cette liste. Mais l’opération n’a jamais eu lieu. Le 7 mai, ignorant toutes les mises en garde internationales et les appels à la retenue pour épargner les centaines de milliers de civils réfugiés dans le sud de l’enclave, l’armée israélienne s’est lancée à l’assaut de la ville de Rafah et a pris le contrôle du poste-frontière, refermant la seule porte de sortie pour les civils gazaouis.

Anticipant une offensive imminente, Islam et sa femme ont décidé de fuir par leurs propres moyens jusqu’en Egypte. Le 1er mai, ils parviennent au Caire après avoir payé un droit d’entrée sur le territoire égyptien à un tarif exorbitant, qu’ils ont pu financer grâce à une campagne de dons organisée par des Français. Dès son arrivée, le couple dépose une demande de visa et obtient un premier rendez-vous auprès du consulat français. Deux mois plus tard, malgré un dossier solide, comprenant une promesse d’embauche par une radio associative française et un hébergement garanti, ils attendent toujours une réponse.

Leur cas n’est pas isolé. « On est dans les limbes », renchérit Ismael Mahmoud Rabah, un autre journaliste dans la même situation, qui travaillait à Gaza notamment avec Arte et France 24, et dispose d’une promesse d’embauche avec la chaîne franco-allemande à Strasbourg en plus d’être soutenu par l’ONG Reporters sans frontières. Depuis le 10 avril, sa demande de visa reste, elle aussi, sans réponse.

En tout, près de 80 artistes, journalistes ou intellectuels ont été identifiés sur les listes transmises à la cellule de crise du ministère des affaires étrangères. Parmi eux, seulement une trentaine sont parvenus à s’échapper à temps, avant la fermeture du passage de Rafah, et sont arrivés au Caire par leurs propres moyens. Tous sont aujourd’hui dans l’attente d’une réponse des autorités françaises.

« Un quotidien déprimant »

« On est en sursis », renchérissent les musiciens Anas El-Najjar et lyad Abu Leyla, qui étaient respectivement directeur académique et professeur de percussions au conservatoire Edward Saïd du quartier de Tell El-Hawa à Gaza. « Un symbole de vie dans une prison à ciel ouvert » qui accueillait plus de 250 élèves et a été détruit par les bombardements israéliens. Ces artistes souhaiteraient rejoindre la France, où ils ont donné plusieurs concerts en 2016, notamment à l’Institut du monde arabe.

« L’Egypte nous accueille mais nous n’avons aucun droit. Sans permis de séjour, je ne peux pas travailler légalement ici, les enfants ne peuvent aller ni à l’école ni à l’université. Nous végétons dans un quotidien déprimant, on se réveille, on mange, on se recouche », confie Amal Al-Kahlout, professeure de physique et de nanotechnologie à l’université Al-Azhar à Gaza, qui a vendu ses bijoux de mariage pour se payer un laissez-passer pour l’Egypte.

L’universitaire palestinienne est lauréate du programme Pause, financé par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche et piloté par le Collège de France, qui organise depuis 2017 l’accueil en France de chercheurs et d’artistes étrangers fuyant des guerres ou des situations de danger. L’enseignante, censée être accueillie par la Sorbonne à Paris, aurait dû être évacuée en France dans un bref délai. Mais sa demande de visa, déposée le 27 mai, n’a toujours pas été étudiée.

« Malgré nos nombreuses sollicitations, nous ne savons pas ce qui bloque, personne ne comprend. On parle pourtant d’un tout petit nombre de personnes. Sur d’autres crises, comme en Syrie ou en Afghanistan, le processus administratif était beaucoup plus rapide », regrette Laura Lohéac, la directrice du programme Pause, qui se charge de nouer des partenariats avec des universités ou des institutions culturelles afin de garantir à ces exilés un emploi, un salaire et un logement en France. « Même en ayant les dossiers les plus solides possibles, ça coince. Tout est pourtant prêt pour accueillir ceux qui sont au Caire », poursuit-elle.

Selon plusieurs sources, les dossiers sont actuellement bloqués au ministère de l’intérieur. Sollicité par Le Monde, le bureau du ministre, Gérald Darmanin, indique « ne pas en avoir connaissance ». Le Quai d’Orsay, de son côté, n’a pas donné suite aux demandes de réaction du Monde.

En attendant, ces dizaines d’exilés gazaouis issus de la société civile, souffrant pour beaucoup de stress post- traumatique, végètent au cœur de la capitale égyptienne. Islam et son épouse ont dû changer cinq fois d’appartement en trois mois et vivotent grâce aux aides envoyées par un groupe d’amis en France. Sans permis de séjour, ils ne sortent presque pas de chez eux.

« Nous voulons retrouver la vie, tenter de refonder une famille, aller de l’avant. En Egypte, nous n’avons aucune attache, aucune stabilité. En France, on aurait tout pour recommencer, pour se reconstruire. Je demande juste qu’on étudie mon dossier avec des yeux humains. Je voudrais rendre la France fière de m’avoir un jour donné cette opportunité », déclare Islam Idhair, un éclat d’espoir dans les yeux.

  • Photo: Le journaliste palestinien Islam Idhair, dans les décombres de sa maison bombardée, à Rafah, dans la bande de Gaza, en octobre 2023. DOCUMENT « LE MONDE »