L’apartheid et la lutte nationale palestinienne

Observations préliminaires Dans cette période où l’on commémore et parle tant du centenaire du génocide arménien de 1915, il semble opportun d’attirer l’attention sur la persécution du peuple palestinien qui….

Observations préliminaires

Dans cette période où l’on commémore et parle tant du centenaire du génocide arménien de 1915, il semble opportun d’attirer l’attention sur la persécution du peuple palestinien qui est comparable. Cette deuxième histoire de persécution collective qui persiste a aussi débuté il y presque un siècle avec la signature, par le Ministère britannique des affaires étrangères, de la Déclaration de Balfour qui soutenait le projet du mouvement sioniste d’établir un foyer national pour le peuple juif dans la Palestine historique. La différence la plus frappante entre ces deux expériences de graves fautes historiques est que le peuple arménien demande actuellement des excuses et la reconnaissance de ce qui a été fait à leurs ancêtres il y a un siècle, et éventuellement des réparations, tandis que le peuple palestinien aura peut-être l’occasion à l’avenir de demander des réparations semblables pour leur passé, mais aujourd’hui leur préoccupation urgente est leur libération de l’actuelle oppression acharnée quotidienne. Cette situation des Palestiniens est tragique, en partie parce qu’il n’y a pas de voie claire à suivre menant à la libération, et les ravages de l’oppression se poursuivent d’une décennie à l’autre sans qu’on puisse en entrevoir la fin.

Le puzzle politique du conflit entre Israël et la Palestine continue de frustrer les responsables politiques américains malgré leurs efforts diplomatiques répétés à rechercher un avenir pacifique qui puisse satisfaire les deux peuples. Bien sûr, des changements importants se sont produits au fil du temps. Le changement le plus déterminant a peut-être impliqué l’extension progressive du contrôle d’Israël sur la quasi-totalité de la Palestine historique avec le consentement des américains. Ceci coïncide avec une conscience grandissante et plus forte, à travers le monde, des souffrances et de l’humiliation endurées par le peuple palestinien tout au long du siècle dernier, et du niveau de responsabilité des Etats-Unis dans leur volonté sans limite de déployer leur force géopolitique pour le compte d’Israël.

Mon approche de la lutte palestinienne met en évidence quatre éléments fondamentaux : premièrement, la considération que la longue souffrance du peuple palestinien est devenue le principal défi moral international de notre temps, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait d’autres défis moraux tout aussi graves, mais qu’aucun n’est autant impliqué à l’échelle mondiale dans des injustices passées ou n’est aussi marquant dans la conscience politique des peuples du monde ; deuxièmement, la croyance que le droit international et la moralité devraient pouvoir donner des directives essentielles pour déterminer les contours d’une paix juste et durable entre ces deux peuples depuis longtemps en conflit ; troisièmement, souligner le rôle décisif de libérateur du militantisme non-violent de la société civile dans la recherche d’une solution au conflit, obtenant la libération par le bas par la mobilisation de personnes, et non par les gouvernements, parce qu’ils proposent le scénario le plus prometteur à l’heure actuelle pour mettre fin au drame palestinien ; et quatrièmement, aborder la lutte pour la Palestine comme un problème de bien-être humain, sans privilégier en particulier une ethnicité, une nationalité et une religion, c’est-à-dire par le sentiment d’humanité commune plutôt que par des antagonismes exclusivement juifs et palestiniens.

La lutte pour la Palestine ne se limite pas uniquement à la « fin de l’occupation », même si l’aspect concret de l’occupation israélienne est visible, comme le serait le retrait d’Israël, et ceci explique en partie pourquoi tant de militants libéraux font rimer paix avec fin d’occupation. Pourtant, cette conception territoriale du conflit est très trompeur. De cette manière, on ignore l’ampleur et la complexité de ce qui est en jeu à la fois pour les Juifs et pour les Palestiniens, mais particulièrement pour les Palestiniens. J’estime que la lutte nationale palestinienne dans sa dimension la plus large et dans ses paramètres les moins singuliers est une lutte acharnée pour obtenir le droit à l’autodétermination. L’autodétermination est la promesse solennelle de l’article 1 commun aux deux pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme, faite à tous les peuples du monde, c’est en effet un droit juridique, moral, culturel et souvent politique de déterminer un destin collectif tant qu’on n’empiète pas sur ce même droit des autres peuples. Ces pactes de 1966 ont défini le contenu du droit international relatif aux droits humains sous forme de traités qui font le plus autorité. L’incapacité prolongée à obtenir ce droit est le cœur de la tragédie du peuple palestinien, causant souffrances et humiliations dans la vie quotidienne.

D’une certaine façon, décrire l’objectif des Palestiniens en termes d’autodétermination est même trop restrictif, et en soi cela n’éclaircit pas beaucoup. Finalement, ce sont les conditions préalables et les contours d’une paix juste et durable qui doivent le plus nous préoccuper. C’est une conclusion qui, de façon controversée, aborde également le droit à l’autodétermination dont jouissent ces personnes d’identité juive qui résident en Israël depuis assez longtemps pour posséder leur propre cadre légitime pour la revendiquer et qui empiète sur celui des autres et mène au conflit. La principale stratégie du compromis est de trouver la meilleure formule pour concilier leurs revendications à l’autodétermination qui sont concurrentes à la base et rejeter comme inacceptables les affirmations de leur incompatibilité fondamentale ou de leur résolution par les armes. Il importe, à ce stade, de reconnaître que l’unilatéralisme israélien et le maximalisme sioniste font qu’il est de plus en plus difficile pour les parties concernées de trouver une telle formule, encore moins de lui donner vie.

En considérant le contenu de ce droit sous-jacent à l’autodétermination, de graves préoccupations s’ ajoutent, avant tout le destin de ces plusieurs millions de réfugiés palestiniens dont beaucoup vivent depuis plus de 50 ans dans des camps de réfugiés misérables en Jordanie, en Syrie et au Liban. Si on limite les objectifs des Palestiniens ou les exigences de paix en termes de territoire et de fin de l’occupation, la situation désespérée des réfugiés palestiniens tend à être laissée en suspens ou au mieux à être tenue à la périphérie du processus de paix qui nie implicitement tout droit au retour et laisse les communautés de réfugiés sans représentation appropriée.

Il y a aussi d’autres défis auxquels doivent faire face les artisans de la paix. Edward Said, et d’autres observateurs sensibles à l’interminable drame palestinien ont toujours souligné qu’une spoliation catastrophique, celle des Palestiniens en 1948, ne justifie en aucun cas une seconde spoliation, celle des Juifs cette fois-ci. En effet, les illégitimités du passé qui ont persécuté les Palestiniens et produit la situation intolérable d’aujourd’hui doivent être mises de côté dans le processus de paix et le futur doit s’inscrire par rapport à la meilleure manière dont Palestiniens et Juifs peuvent vivre ensemble, une fois qu’on a pris en compte toutes les circonstances du passé et du présent, dont l’attribution des droits par l’application du droit international. Cette injonction de réciprocité ne doit pas être interprétée comme une volonté d’oublier le passé, ou de minimiser son importance. Il est plutôt question de souligner que reproduire les fautes du passé en imposant à toute la Palestine historique une nouvelle structure de pouvoir qui exclut ou assujettit les Juifs n’est pas acceptable du point de vue éthique ni réalisable politiquement dans les objectifs de la conception de l’autonomie palestinienne. Said a pourtant insisté sur le fait que les graves injustices passées qu’ont endurées les Palestiniens, en particulier les spoliations massives en 1948 et à nouveau en 1967, doivent être abordées et reconnues par Israël avant qu’une quelconque avancée durable vers la paix et la réconciliation soit possible. De même, il n’y a aucun moyen de concilier les revendications d’autodétermination des uns ou des autres si le sionisme s’accroche à sa revendication d’un « état juif » et d’un droit de retour illimité et exclusif uniquement pour les Juifs.

Affirmer qu’Israël est devenu un état d’apartheid est très important pour comprendre le destin qu’a subi le peuple palestinien pendant ces cent dernières années. D’une manière plus poignante, si la quête de l’autodétermination palestinienne continue d’échouer, l’issue de la lutte qui n’a pas abouti sera certainement un plus grand renforcement des structures systématiques de discrimination ethnique qui existent. De telles structures possèdent les éléments essentiels du crime international de l’apartheid. S’il en est ainsi, cela veut dire que l’accord même sur lequel on comptait pour garantir l’ordre public en Palestine et en Israël est en soi un crime international d’une extrême gravité et qui persiste. L’apartheid est défini comme un crime contre l’humanité dans le Statut de Rome de 2002, le traité qui définit les règles de fonctionnement de la Cour Pénale Internationale.

Autrement dit, on ne peut pas comprendre le présent et l’avenir de la relation entre Israël et la Palestine avec des termes neutres, symétriques et statiques utilisés des deux côtés qui, presque tout autant, entravent le chemin vers la résolution du conflit et subissent les mêmes conséquences si cette voie reste bloquée. Malheureusement, tel a longtemps été le reproche officiel des Américains à chacune des parties. John Kerry, le secrétaire d’état américain, et le président Barack Obama ne se lassent pas de dire à Israël et à la Palestine que chacun doit faire des « concessions douloureuses » si on veut sortir de l’impasse et obtenir la paix. Un tel langage véhicule une image fondamentalement déformée de la réalité d’aujourd’hui parce qu’il ne tient pas compte de la différence essentielle et vitale entre la situation de l’oppresseur et celle de l’opprimé, laquelle est indéniable quand on est directement confronté à toutes les dimensions des inégalités quotidiennes entre les deux peuples. [c’est ce que souligne souvent Edward Said . Voir par exemple sa dernière interview dans « My Right of Return » (« Mon droit de retour » avec Ari Shavit) dans Power, Politics, and Culture: Interviews with Edward W. Said, Ed. Gauri Viswanathan (Pantheon, 2001, 443-458, en particulier 445-449.]

L’image de l’impasse et de la responsabilité égale que dépeint la réalité actuelle peu satisfaisante implique, à tort également, une situation statique qui semblerait être au détriment des deux côtés. C’est une image faussée parce qu’au fil du temps la Palestine est perdante et Israël est gagnant. C’est vrai territorialement, mais aussi vivre en tant qu’oppresseur est synonyme de bien vivre à bien des égards , alors que vivre sous l’oppression ou comme réfugiés est synonyme, à des degrés divers, de vivre mal. Bien sûr, les transferts de pouvoir sont fréquents et les rôles peuvent s’inverser, mais il est peu probable que cela arrive bientôt.

La relation qui existe entre Israël et la Palestine évolue constamment. C’est un fait qui m’amène à avoir un aperçu assez différent de la situation actuelle que j’exprimerai de manière délibérément provocante : soit l’avenir connaîtra un renforcement de l’état d’apartheid d’Israël, soit Israël abandonnera et démantèlera les structures d’apartheid actuelles et acceptera l’appel à la paix des Palestiniens conformément au droit international des droits humains, et plus globalement, acceptera les mesures nécessaires pour mettre en œuvre le droit à l’autodétermination des Palestiniens. Comme dit précédemment, une telle mise en œuvre de l’autodétermination palestinienne ne doit pas être faite aux dépens d’un droit d’autodétermination juive qui est complémentaire. Cela ne veut pas dire approuver indirectement les objectifs sionistes tels qu’ils sont énoncés par les forces israéliennes qui règnent actuellement. De toute évidence, trancher entre ces revendications d’autodétermination qui se chevauchent est difficile, et cela nécessite très certainement l’aide de tierces parties vraiment impartiales. Pour être plus concret, on pourrait conserver une patrie spirituelle dans l’ancienne Palestine pour le peuple juif, mais pas l’actuel état juif avec ses lois de préférence nationale basées sur l’ethnicité, faisant d’Israël ce que le leader juif Henry Siegman nomme une « ethnocratie » plutôt qu’une « démocratie ».

Permettez-moi de dire, sans rentrer dans les détails, que l’Autorité Palestinienne (AP) et l’Organisation de Libération de la Palestine, les représentants officiels du peuple palestinien sur la scène internationale, ont été en partie responsables de la confusion qui règne autour de ces points fondamentaux, semblant accepter à la fois une définition territoriale du conflit et une solution basée sur le processus d’Oslo malgré qu’il soit affaibli par le rôle d’intermédiaire des Etats-Unis. L’AP détermine comme objectif principal l’établissement d’une sorte d’état palestinien sur le territoire actuellement occupé en Cisjordanie, et en fait revendique déjà son existence, une position tenue par l’assemblée générale dans une résolution adoptée le 29 novembre 2012. Ce qui permet aussi à Israël et aux Etats-Unis de toujours considérer que le « processus de paix » nécessite des négociations directes entre les parties malgré les multiples efforts d’Israël pour annexer de facto des territoires de Cisjordanie aux dépens de la Palestine depuis le début des années 90.Il paraît maintenant évident que les Palestiniens n’ont tiré aucun avantage de ces négociations directes depuis ces vingt dernières années, alors qu’elles ont donné à Israël une occasion en or de poursuivre son agenda expansionniste en enfreignant le droit international . Le fait qu’Israël continue de prêter un soutien rhétorique à un tel processus de paix entretient pour beaucoup l’illusion que son gouvernement fait un réel effort pour résoudre le conflit par un compromis diplomatique. Washington joue son rôle et approuve timidement, non seulement parce que les Etats-Unis s’en remettent habituellement à Israël, mais aussi parce que jouer à ce jeu diplomatique particulier renforce l’image de parrain d’un processus destiné à produire de la paix qu’ils se donnent.

Comprendre le recours d’Israël à l’apartheid

Lors d’une conférence du National Press Club (Club National de la Presse), le 10 avril 2015 à Washington, consacrée à l’étude et la description du lobby israélien tel qu’il fonctionne aux Etats-Unis, l’éditorialiste influent de Haaretz, Gideon Levy, a brossé un tableau du drame palestinien actuel de façon concise en quelques phrases. Il a clairement dit à l’auditoire ce que chaque partisan de ce « processus de paix » doit avoir compris il y a bien longtemps : « La solution à deux états est finie! » Qu’est-ce que ça signifie? Selon Levy, ni la motivation d’Israël ni la possibilité pratique de se diriger vers l’autodétermination palestinienne ne sont là, même dans ce sens d’autonomie territoriale restreint et inapproprié en ce qui concerne la Palestine actuellement occupée. Les principales politiques d’Israël sont depuis longtemps hostiles à l’établissement d’une Palestine indépendante et souveraine, le présupposé majeur de la « solution à deux états ». La pièce maîtresse de cette hostilité est, bien sûr, le phénomène des colonies : l’établissement et l’expansion constante de 121 colonies autorisées par Israël (plus 102 soi-disant «avant-postes » qui sont officiellement interdits mais sont néanmoins officiellement soutenus et subventionnés) qui fournissent maintenant des habitations illégales pour un nombre de colons israéliens se situant entre 700000 à 750000. Cet empiètement massif d’une éventuelle future Palestine indépendante a été facilité par la construction d’un réseau de routes exclusivement réservées aux colons qui a coûté plusieurs milliards de dollars et la construction d’une barrière de séparation de plusieurs centaines de kilomètres, dont de nombreuses sections empiètent largement sur le territoire palestinien occupé. Ce célèbre mur a été fermement déclaré illégal par 14 des 15 juges de la Cour Internationale de Justice dans un avis consultatif émis en 2004, approuvé par l’Assemblée Générale et sommairement rejeté par Israël.

Bien que Levy n’ait pas expliqué précisément ce qu’il entendait par le mot « finie », on peut l’interpréter de deux manières : premièrement, comme l’a déclaré Benjamin Netanyahu lui-même pendant la dernière campagne électoral israélienne, tant que lui et le Likoud contrôlent le gouvernement, Israël ne permettra jamais la création d’un état palestinien dans la Palestine historique. C’est également l’opinion réelle d’une majorité de citoyens israéliens, ainsi si Netanyahu et d’autres leaders israéliens exprimaient une opinion contraire sur la scène internationale, ils y verraient un geste cynique pour rassurer l’opinion publique ; et deuxièmement, même si on considérait ces mots sincères, les colonies, les routes et le mur rendent l’établissement d’une Palestine souveraine et viable impossible même si Israël prend un jour la décision politique de la faire exister.

La solution à deux états a longtemps été ce que l’éditorialiste du New York Times, Paul Krugman, nomme « une idée zombie », c’est-à-dire une idée discréditée qu’on continue d’accepter comme moyen de résoudre un problème parce qu’elle défend l’intérêt personnel de certains acteurs politiques puissants, détournant ainsi l’attention des solutions alternatives qui pourraient être contraignantes pour ceux qui profitent d’un statu quo immobile ; c’est un zombie, comme un fantôme, qui vit encore au-delà de sa mort naturelle et tourmente ceux qu’il hante. A cet égard, on considère toujours la solution à deux états comme la seule solution pour contenter les parties, parmi lesquelles les Etats-Unis, l’Europe et l’ONU, bien qu’ils aient conscience en privé de son inutilité. Quand j’étais rapporteur spécial des l’ONU, j’avais souvent accès à des conversations de couloir qui reconnaissaient l’absence de tout espoir pour une solution à deux états, mais en public c’était comme d’habitude les mêmes personnes qui exprimaient leurs fervents espoirs que les pourparlers reprennent bientôt et qu’ils aboutissent à un terrain d’entente.

Sur la scène contrastée de la « Realpolitik », un unilatéralisme israélien plus large est à prévoir. C’est une impression renforcée par la nomination de Reuven (Ruvi) Rivlin à la présidence israélienne par la Knesset, il y a 2 ans. Rivlin est une des personnalités les plus à droite du Likoud, longtemps connu pour son opinion assumée pour la solution à un état qui envisage l’incorporation par Israël de la totalité de la Palestine occupée. Netanyahu, homme politique habile, se distingue de Rivlin sur des aspects essentiels et bien que les deux hommes appartiennent au même parti politique, ils divergent sur les questions-clés et sont des personnalités rivales : Netanyahu s’est auparavant contenté, à l’international, d’un processus diplomatique basé sur des négociations bilatérales, et a aussi exprimé son soutien provisoire à une solution à deux états pour le compte d’Israël ; curieusement, Rivlin, contrairement à Netanyahu, est fermement opposé à une politique d’apartheid pour la sécurité intérieure d’Israël. A la place, Rivlin propose aux Palestiniens un pacte Faustien : si les Palestiniens acceptent de vivre dans l’ordre tout en renonçant à l’autodétermination, ils ont le droit d’être traités comme des citoyens à part entière dans un état juif qui comprend le Grand Israël, et ils ont une garantie de participation politique libre et non limitée qui pourrait même un jour mener à une victoire palestinienne aux élections nationales. [ expliqué par David Remnick, “The One-State Reality,” The New Yorker, 17 Nov. 2014]. Pour obtenir cette égalité de traitement, on attendrait des Palestiniens qu’ils acceptent cette réalisation du projet sioniste dans la forme proposée à l’origine par Ze’ev Jabotinsky, le visionnaire sioniste qui a inspiré la formation du Likoud!

Il est bien évident que les Palestiniens n’accepteront jamais que leur lutte nationale prenne une telle issue qui reviendrait à consentir une capitulation politique humiliante. Dans le cas improbable où la direction de l’Autorité Palestinienne de Ramallah ose accepter un tel marché qui peut être déguisé dans la forme en accordant aux Palestiniens certains droits locaux et communautaires, il est presque certain que le peuple palestinien le rejette. Un tel accord n’apporterait pas la paix mais au mieux il serait perçu comme un nouveau cessez-le-feu, et rien de plus, qu’un nouveau cycle de résistance renouvelée viendrait briser.

En effet, associer l’empiètement physique sur chaque attente palestinienne d’un état souverain viable bien à eux avec le glissement à droite de la politique intérieure israélienne fait de la solution de l’apartheid une quasi-certitude, que ce soit sous la forme d’une pérennisation de la situation d’indécision actuelle ou en adoptant une variante de la solution à un état israélien dans lequel les structures et pratiques discriminatoires devront être conservées pour maintenir l’ordre public. Devant un tel avenir, on peut s’attendre à une résistance palestinienne solide qui nécessitera, pour être maîtrisée et éliminée par Israël, des structures de contrôle policières et paramilitaires au moins aussi puissantes qu’elles le sont depuis longtemps en Cisjordanie et dans d’autres circonstances à Gaza depuis le début de l’occupation en 1967.

En se référant à nouveau au discours de Levy à Washington, il considère que l’effet cumulatif de l’occupation a produit la « déshumanisation systématique des Palestiniens ». La déshumanisation collective est un signe quasi-certain de l’existence de l’apartheid quand ceux qui sont victimes d’injustice sont distincts ethniquement et territorialement et ont un poids démographique suffisant pour se considérer eux-mêmes comme un « peuple » plutôt que comme une minorité persécutée.

Mon expérience personnelle auprès des Palestiniens confirme certainement cette dynamique de déshumanisation, mais elle a aussi été associée à des cas brillants d’humanisation palestinienne malgré tout , ainsi qu’à la déshumanisation israélienne du fait qu’Israël impose sa volonté d’une force brutale sur un peuple totalement vulnérable dont on nie les droits les plus élémentaires.

A ce stade, un coup d’œil sur l’histoire nous aidera à comprendre la perversité de cette émergence de l’apartheid en Palestine. On doit se souvenir que le projet sioniste a reçu son premier appui international déterminant sous une forme strictement colonialiste, quand en 1917 le ministre des affaires étrangères britannique, Lord Alfred Balfour, a assuré à Lord Rothschild, le chef du mouvement sioniste en Grande-Bretagne, que le gouvernement britannique « verrait d’un œil favorable l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Lors de cette première étape, l’idée d’un état juif, contrairement à celle de foyer national, n’a été ni approuvée dans le texte ni envisagée en tant qu’objectif manifeste, même si les leaders sionistes semblaient y avoir pensé dès les débuts du mouvement à la fin du 19ème siècle. L’idée limitée à une patrie juive a même été précisée dans la clause « étant entendu que rien ne sera fait qui porte atteinte aux droits civils et religieux des communautés non-juives vivant en Palestine ».

La promesse de Balfour d’établir un foyer national juif était destiné à être intégré au plan britannique de gouverner toute la Palestine, dans le cadre de ses objectifs stratégiques pour la sécurisation des voies commerciales vers l’Inde, et particulièrement du Canal de Suez. La Grande-Bretagne a eu recours à sa tactique coloniale habituelle du « diviser pour mieux régner » en ce qui concerne sa gestion des relations entre les Juifs et les Arabes. Mais alors que la politique de paix s’est mise en marche après la Première Guerre Mondiale, les Etats-Unis ont forcé les Britanniques à faire marche arrière dans leurs ambitions coloniales officielles et à respecter le système de mandats qui impliquait un engagement international pour l’attribution à la Palestine d’une éventuelle indépendance nationale en tant que pays unique et indépendant mais incluait également la promesse de Balfour d’établir un foyer national juif. En réalité, les Britanniques ont gouverné la Palestine comme une colonie de facto pendant le mandat de 1920 à 1948, mais leur politique du « diviser pour mieux régner » s’est retournée contre eux quand la présence juive a augmenté de façon disproportionnée, et quand les ambitions étatiques sionistes sont devenues claires, ils ont commencé à se heurter à la politique britannique. A la fin les extrémistes sionistes recouraient à un terrorisme systématique avec pour objectif d’inciter les Britanniques à abandonner la Palestine. La Palestine est devenue ingouvernable et les Britanniques ont modifié leur tactique du « diviser pour mieux régner » et ont préconisé un plan de partition qui diviserait la Palestine en deux entités nationales, une pour les Palestiniens, l’autre pour les Juifs.

Après la Seconde Guerre Mondiale, quand la Grande-Bretagne ne pouvait plus gérer les charges administratives de la Palestine, on a donné à l’ONU la tâche de répondre à ces revendications conflictuelles, et dans la Résolution 181 de l’Assemblée Générale de l’ONU, à l’approche d’influence britannique, un plan de partition de la Palestine a été approuvé malgré l’objection des pays arabes. Dans le plan de l’ONU, 55% de la Palestine historique a été attribuée aux requérants juifs et les 45% restants aux Palestiniens. Jérusalem n’a été ni donnée à une des parties ni partagée, mais désignée comme corpus separatum qui devait être administré en tant qu’enclave internationale par l’ONU avec mandat donné au Conseil de tutelle.

Il n’y a eu aucune tentative de l’ONU de mettre en œuvre, ou même d’envisager, l’autodétermination en consultant la volonté de la population résidant en Palestine qui était à ce moment-là opposée à la partition. La partition était une initiative paternaliste de la communauté internationale qui en fait ratifiait l’approche colonialiste du mouvement sioniste, encouragée à l’origine par la Grande-Bretagne et plus tard renforcée largement par l’évolution de la situation en Europe, en particulier en Allemagne. Sans surprise, la partition était à l’époque rejetée par la majorité de la population palestinienne et approuvée par les sionistes, ce qui a mené à la guerre de 1948 gagnée par le camp juif. Cette tournure guerrière a fait rétrécir le territoire palestinien restant de 55% à 22% du pays et aussi sorti Jérusalem de son statut international, dont la partie Ouest s’est retrouvée sous le contrôle d’Israël et la partie Est sous l’autorité administrative de la Jordanie ; pendant la guerre de 1948 on estime que 750000 Palestiniens ont été dépossédés et jusqu’à 531 villages palestiniens ont été détruits et vidés de leur population. Les Palestiniens se souviennent de ces évènements en les nommant la nakba, ou catastrophe, une histoire de tragédie nationale qui allie politique de spoliation et stratégie d’épuration ethnique.

Les conséquences qui en découlent, liées aux camps de réfugiés dans les pays voisins, à la guerre de 1967 qui a abouti à l’occupation par Israël du reste de la Palestine et à l’hostilité grandissante envers Gaza, surtout depuis 2006, sont perçues par les Palestiniens comme un prolongement de la nakba, dont la conception correspond bien mieux à un processus à travers le temps qu’à un évènement qui a une fin.

Si on regarde le cours des évolutions tout au long du siècle, il y a une tendance qui émerge et se poursuit dans le présent. Pour le dire simplement, depuis la déclaration de Balfour en 1917 les Palestiniens ont survécu à un horizon d’espoirs toujours plus réduit, pendant que le mouvement sioniste élargissait constamment ses horizons. On peut expliquer le déroulement de ce double processus simplement en faisant référence à trois périodes : la première, qui va de 1917 à 1947, la période du mandat pendant laquelle l’équilibre démographique de la Palestine a commencé à changer à cause de l’immigration juive, une dynamique qu’a accélérée l’émergence du nazisme qui a attiré aussi davantage d’attention et de soutien à la patrie juive, et plus tard à l’état israélien ; la deuxième, de 1948 à 1967, une période de construction de l’état en Israël, quand la Cisjordanie et Jérusalem-Est en tant que territoire occupé étaient administrées par la Jordanie après la guerre de 1948, et Gaza par l’Egypte ; la troisième, de 1967 à nos jours, quand les territoires palestiniens (ainsi que le Golan syrien) sont passés de l’occupation arabe à l’occupation israélienne et pendant laquelle ont eu lieu des annexions de facto de parties de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et du Golan. Gaza a été d’abord occupé puis stabilisé avec le « désengagement » d’Israël en 2005, qui continue cependant d’exercer un contrôle effectif sur Gaza à travers une régulation totale des frontières, de l’espace aérien et du littoral.

En général, on reproche à l’ONU de porter trop d’attention aux doléances des Palestiniens tout en négligeant d’autres questions où l’urgence humanitaire est aussi importante ou plus grande. Cette critique qui est souvent formulée par les responsables politiques d’Israël et des Etats-Unis néglige totalement le degré de responsabilité particulière qu’ont l’ONU, et la Ligue avant elle, dans l’échec de la résolution du conflit qui concerne la Palestine. Il n’y a pas un endroit au monde où un tel fiasco humanitaire ne peut être si directement imputé à l’ONU, c’est pourquoi il semble plus approprié de reprocher à l’Organisation de faire si peu ou de faire ce qu’elle a fait maladroitement, plutôt que de lui reprocher d’être obsessionnellement tournée sur les méfaits d’Israël en ce qui concerne la Palestine et les Palestiniens.

La politique et l’éthique de la dénomination

Nommer la domination israélienne sur les Palestiniens dans ses différentes zones d’autorité un apartheid est une des facettes d’une controverse plus large. Pour les ardents défenseurs d’Israël, cette simple allégation d’apartheid met le feu aux poudres et est perçue si totalement erronée qu’on insinue que quiconque dit qu’Israël est un état d’apartheid est antisémite. Pour défendre ses politiques concernant les Palestiniens d’Israël et des territoires occupés, Israël invoque son caractère démocratique dans le cadre duquel les Palestiniens votent, forment des partis politiques et peuvent être membres de la Knesset. Pour les Palestiniens vivant en dehors d’Israël, dans les territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza, ses politiques sont justifiées par des questions de sécurité. Et pour les réfugiés palestiniens, Israël accuse les pays arabes dans lesquels ils vivent.

Tandis que la dénonciation de l’apartheid israélien s’est généralisée, les réponses pro-israéliennes se sont durcies. Même des personnalités respectées et éminentes, comme Jimmy Carter et l’archevêque Desmond Tutu ont été critiquées après avoir exprimé leur opinion quant à l’éventuel phénomène d’apartheid actuel d’Israël. Malgré cette tentative d’intimidation, l’usage du terme d’apartheid pour décrire non seulement l’occupation de la Cisjordanie mais aussi les régimes discriminatoires qui sont effectifs en Israël même et à Jérusalem-Est, ainsi que la sécurisation oppressante de Gaza, se répand. On utilise largement à travers le monde, y compris à l’ONU, le mot apartheid comme étiquette qui décrit la politique israélienne envers le peuple palestinien. Il a aussi stimulé l’imagination de beaucoup d’associations d’étudiants en Occident qui organisent des actions de solidarité avec la Palestine et mènent la campagne BDS avec le slogan « semaine de l’apartheid d’Israël », pensant que l’idée d’apartheid exprime désormais mieux la nature fondamentale des politiques israéliennes envers le peuple Palestinien que n’importe quelle autre expression. En réponse, Israël et son réseau mondial d’ONG qui le soutient cherchent à incriminer les initiatives de la société civile qui résultent de l’analyse d’apartheid.

Il est important de distinguer l’emploi politique du terme apartheid dans son mode expressif et impressionniste de son emploi juridique en droit international, bien que les deux se chevauchent. Le concept juridique d’apartheid a été élaboré dans la Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid de 1973. Ce traité a criminalisé l’apartheid et précisé que sa nature impliquait de maintenir des régimes systématiques de discrimination extrême basée sur la race ou l’ethnicité, et bien qu’il ait son origine dans l’expérience sud-africaine, ce crime n’est pas limité à un type particulier de séparation discriminatoire. Le Statut de Rome de 2002, qui appuie les activités de la Cour Pénale Internationale, classe le crime de l’apartheid dans sa classification élargie des crimes contre l’humanité dans l’article 7(1)(j). L’article 7 fournit cette définition précise de l’apartheid : « régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial par rapport à tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime » Il faut comprendre que « race » est employé ici dans un sens large qui englobe diverses « ethnies » ou « religions ».

L’emploi politique du mot apartheid concernant Israël n’est pas une tentative de condamnation juridique. C’est plutôt une appréciation du caractère systématique de la domination et de la discrimination qui ne peut pas être qualifié de manière convaincante de non-discriminatoire ni justifié par des nécessités raisonnables en matière de sécurité israélienne. En fond du débat sur l’apartheid, il y a l’idée majeure du droit humanitaire international tel qu’il est énoncé principalement dans la quatrième Convention de Genève, selon laquelle une puissance occupante a pour obligation première la protection des civils qui vivent sous l’occupation, sous réserve du droit de l’occupant d’adopter les mesures nécessaires pour assurer la sécurité. En ce qui concerne les Palestiniens, le sentiment d’apartheid est divers et fragmenté. Il correspond aux sous-régimes de contrôle qu’Israël a établis pour faire face aux différents segments de la population palestinienne.

Les structures d’apartheid les plus visibles sont maintenues en Cisjordanie où les Palestiniens sont soumis de façon générale à un régime de non-droit par les autorités militaires israéliennes, qui a été dans une certaine mesure délégué à l’Autorité Palestinienne depuis 1993. Ce régime accentue les disparités entre le sentiment d’injustice quotidienne des Palestiniens et le sentiment réconfortant de l’Etat de droit et des conditions de vie stables dont bénéficient les colons illégaux, pour les Israéliens. Cette ligne claire de discrimination est renforcée par les contrôles de sécurité, les démolitions de logements, les routes exclusivement réservées aux colons, un mur de séparation envahissant, des violences de la part des colons et qui a pour symbole la répartition très inégale des ressources en eau des Palestiniens.

Les 1,8 million de Palestiniens qui vivent à Gaza ont été soumis au régime de discrimination le plus sévère, surtout depuis le « désengagement » d’Israël en 2005 suivi par la victoire électorale du Hamas en 2006. La population civile de Gaza a été enfermée dans ses frontières et subit des attaques militaires régulières qu’Israël nomme « tondre la pelouse ». Jérusalem et l’Israël d’avant 1967 sont administrés par le gouvernement israélien et là les lois discriminatoires sont basées sur la nationalité et les lois administratives qui limitent les droits et la stabilité de résidence des Palestiniens, car elles s’opposent au regroupement familial, réduisent les opportunités d’emploi et d’éducation et imposent la domination d’un état juif, créant un sentiment d’insécurité généralisée pour la minorité palestinienne. On compte aussi environ 1,6 million de Palestiniens, citoyens israéliens, qui vivent derrière la ligne verte à l’intérieur des frontières de 1967 et à qui on refuse pourtant une réelle égalité à cause de toutes ces lois basées sur la nationalité qui privilégient ouvertement la nationalité juive.

Dans son ensemble, on peut comparer le système d’apartheid israélien à la politique de gouvernance coloniale des Britanniques. Les Britanniques ont obtenu la sécurité par la stratégie du « diviser pour mieux régner » alors que l’approche israélienne est de « diviser, dominer et discriminer ». Dans le premier cas, nous avons la formule traditionnelle d’une puissance coloniale, alors que dans le second cas nous avons la marque bien visible du « colonialisme de peuplement », par contre on doit le placer spécifiquement dans le contexte de la Palestine pour bien le comprendre.

Le mouvement national palestinien

La lutte palestinienne est passée par une série d’étapes qui se chevauchent sur l’étendue d’un siècle. Il y a eu une première période avec une résistance intérieure en formation, par la population autochtone, contre la poursuite de l’immigration juive pendant le mandat, accompagnée d’une influence et d’un militantisme sioniste croissants en Palestine. La politique coloniale britannique avait tendance à soutenir cette augmentation de la présence juive en Palestine, se sentant au départ plus proches des Juifs que la plupart des Européens. Ce clivage qui se creusait a finalement mené les Britanniques et ensuite l’ONU à chercher la stabilité et la résolution du conflit dans la partition, en séparant les deux peuples territorialement, espérant créer des sociétés séparées. Les Britanniques sont arrivés à la conclusion, approuvée par l’ONU, que Juifs et Palestiniens ne vivraient jamais en paix ensemble, et que la séparation était la seule option possible. Cette idée de partition, un objectif finalement approuvé par beaucoup de responsables dans le monde dont ceux qui représentaient le peuple Palestinien, s’est transformé en « la solution à deux états » depuis les années 90. Parmi ses failles d’origine, à part l’arrogance d’imposer une solution sans consultation, il y a avait le fait que la population autochtone palestiniennes était dispersée à travers toute la Palestine alors que la population juive était confinée dans certaines portions du pays. Ce qui voulait dire que même en dépossédant des Palestiniens beaucoup se retrouveraient prisonniers dans l’état juif naissant et relégués au statut de minorité assujettie dans ce qui avait été leur patrie depuis d’innombrables générations.

L’échec de la partition a conduit à une phase de belligérance arabe en lien avec la lutte palestinienne. Dans les guerres menées en 1948, 1956, 1967 et 1973, les pays arabes voisins avaient pour objectif la libération de la Palestine et de Jérusalem par une action militaire conjointe. Ces tentatives ont échoué et se sont soldées par une série de victoires de l’armée israélienne accompagnée d’une expansion territoriale et d’une occupation militaire.

L’échec de cette libération sans soutien extérieur a été suivi d’une période de résistance intérieure, de la formation de l’Organisation pour la Libération de la Palestine sous la direction de Yasser Arafat. La montée de la résistance nationale a été particulièrement prononcée dans les années qui ont suivi la guerre de 1967, une période de repli nationaliste du peuple palestinien. C’est à cette époque que l’activité de résistance armée palestinienne a été présentée comme du « terrorisme » en Occident et son élimination par Israël a été saluée, en particulier en réaction à l’internationalisation de la lutte palestinienne par le biais d’évènements violents et choquants aux Jeux Olympiques de Munich, de détournements et explosions d’avion, d’attaques dans les aéroports et sur les bateaux.

La lutte armée palestinienne a aussi été discréditée et vaincue par les stratégies anti-terroristes efficaces d’Israël et par sa capacité à faire basculer en sa faveur la couverture médiatique du conflit. Dans un élan spontané de militantisme civil, l’Intifada de 1987 a fait surgir un nouveau défi qui était inattendu pour Israël. Dans un élan d’unité populaire et de courage, « la guerre des pierres » a été déclarée de façon provocante par le peuple Palestinien. Elle a véhiculé au monde le refus radical du peuple palestinien de permettre la normalisation de l’occupation. Les inégalités entre les deux cotés en termes d’armement et de souffrance ont commencé à faire pencher la balance dans la guerre des idées et des images, notamment en donnant une plus grande crédibilité aux récits des persécutions des Palestiniens.

En guise de réponse, le conflit s’est internationalisé à nouveau. Avec les Etats-Unis dans le rôle principal qui a culminé dans l’élaboration de la Déclaration de principes d’Oslo célébrée par Yitzhak Rabin et Yasser Arafat avec une poignée de main historique sur la pelouse de la Maison-Blanche en 1993. La diplomatie d’Oslo a reflété la disparité de pouvoir qui existe entre Israël et la Palestine, et la confiance naïve et aveugle des autorités palestiniennes en les bons services du gouvernement américain pour aboutir à un accord décent. Cela n’a pas dû surprendre que la diplomatie de ces nombreuses années ait été d’un caractère unilatéral qui s’appuyait sur des négociations périodiques infructueuses entre les parties, avec les Etats-Unis dans le rôle d’intermédiaire qui portait à tort la responsabilité des échecs pour trouver une solution convenue à l’inflexibilité des Palestiniens.

Le manque de volonté d’Israël, pendant les négociations, pour stopper l’expansion des colonies a montré à la fois l’unilatéralité du processus et l’absence sous-jacente de volonté de la part d’Israël d’atteindre un accord équitable. Bien sûr, il y a dans le sens du terme « équitable » un élément subjectif, mais le droit international aurait pu présenter des directives si seulement on lui avait accordé une place. Objectivement parlant, « les faits sur le terrain » commis illégalement par Israël ont été traduits en nouveaux points de négociation qui réduisent toujours plus les perspectives palestiniennes. En rétrospective, la diplomatie d’Oslo a été fondée sur le pouvoir de négociation respectif des deux parties associé au degré de leur volonté politique respective. Elle a été façonnée aussi par l’attention portée par les Américains aux priorités politiques d’Israël, et avant tout à son refus de céder du terrain sur le droit de retour des Palestiniens réfugiés qui ont été spoliés ou sur le partage de l’autorité administrative de Jérusalem.

L’Intifada a posé les bases de ce qui est devenu plus tard la stratégie de guerre de légitimité. L’énergie de la résistance palestinienne est passée du niveau le plus bas à des sommets, et cela par l’intermédiaire de la société civile. L’autorité ou le commandement palestinien affaibli officiel est contournée. Il y a rejet, dans leurs conditions actuelles, à la fois de la lutte armée et de la diplomatie intergouvernementale même via l’ONU. Des efforts importants de mobilisation sont faits pour délégitimer les politiques et pratiques israéliennes ainsi que pour encourager les formes de militantisme au soutien coercitif et non-violent pour l’autonomisation et la libération de la Palestine. Cette version palestinienne de la guerre de légitimité a été fortement influencée par la campagne victorieuse anti-apartheid en Afrique du Sud et a centré son action sur une campagne BDS comparable qui a été une réponse à l’appel d’une coalition d’ONG palestiniennes en 2004 et a atteint une échelle mondiale, en particulier aux Etats-Unis à la suite des nombreux assauts militaires menés contre Gaza en 2008-2009, 2012 et 2014.

Beaucoup de commentateurs compatissants, dont Ali Abunimah, le principal fondateur palestinien de l’Intifada Electronique, croient que les Palestiniens sont en train de gagner cette guerre de légitimité. C’est aussi la thèse de mon livre Palestine : La Légitimité de l’Espoir. Je prends note de l’expérience internationale depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale où la partie qui l’emportait dans une guerre de légitimité maîtrisait généralement l’issue politique des conflits, malgré l’infériorité militaire. Le recours à une stratégie de guerre de légitimité met généralement en évidence deux types d’évolution : un sens sociétal d’indignation morale associé au refus des gouvernements et des institutions internationales de promouvoir une solution équitable.

Cette diffusion du discours de légitimité s’est manifestement engagé dans une direction favorable aux espoirs palestiniens. Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre Mondiale, Israël a été perçu comme le David qui combattait le Goliath arabe, en remportant une victoire militaire inattendue contre des voisins hostiles et plus grands qu’on accusait de chercher à jeter le peuple juif à la mer. Les Palestiniens étaient représentés comme des « protestataires » qui défiaient le projet de l’ONU largement considéré comme un compromis raisonnable à ce moment-là en Occident. Cette image négative de l’attitude politique palestinienne a été renforcée par l’étiquette de terrorisme collée à la résistance palestinienne. Cette violence a été largement perçue comme une menace inacceptable envers le peuple juif et a rappelé au monde l’Holocauste et le sort des Juifs pendant la période nazie. Ce lien entre la persécution des Juifs pendant l’Holocauste et la lutte arabo-palestinienne a été fortement encouragé par une propagande israélienne intensive. (hasbara)

Cette image qui demeure solide en Occident est sans aucun doute efficace aux Etats-Unis où Israël est vu non seulement comme le pays le plus remarquable et le plus dynamique de la région, mais aussi comme le partenaire stratégique le plus important de Washington et bénéficie d’un grand soutien dans les milieux évangéliques chrétiens. Ce lien stratégique a été grandement facilité par la prouesse militaire d’Israël dans ses guerres victorieuses, surtout la guerre de 1967, et a été encore plus renforcé par sa longue expérience dans la lutte anti-terroriste qui a été considérée comme une contribution majeure d’Israël aux politiques sécuritaires américaines après les attentats du 11 septembre 2001.

Observations finales

Le sens principal de mon argumentaire est le suivant :

  • l’autorité de l’ONU n’a pas été capable d’obtenir une solution ;
  • la lutte armée et la diplomatie ont essayé, mais ont toutes deux échoué à résoudre le conflit ou à améliorer la situation des Palestiniens ;
  • ce qui nous laisse soit un unilatéralisme israélien, réalisant une fin de partie sioniste avec l’incorporation de la totalité de Jérusalem et de la Cisjordanie dans Israël et la revendication d’être l’état de tout le peuple juif, soit une victoire des Palestiniens dans la guerre de légitimité qui entraîne un cycle de « nouvelle diplomatie » équitable ;
  • dans l’intervalle, toute autre tentative de relancer la diplomatie d’Oslo, aussi profitable que soit le cynisme du gouvernement Netanyahu, doit être écartée puisque c’est une impasse qui fait plus de mal à la lutte palestinienne qu’elle n’affronte les réalités de l’expansionnisme israélien.

Partant de cette compréhension du conflit, et considérant l’ampleur exceptionnelle de l’aide militaire accordée par les Etats-Unis à Israël, le peuple américain a un rapport au conflit de plus en plus honteux. L’indulgence américaine envers l’exception israélienne implique d’avoir donné un laisser-passer à Israël quand il est devenu secrètement une puissance nucléaire. Les citoyens américains ont une responsabilité particulière dans le long drame du peuple palestinien. Le philosophe juif Abraham Heschel fait remarquer : « peu sont coupables, mais tous sont responsables ». Le scénario de la guerre de légitimité donne à chacun d’entre nous de nombreuses occasions d’assumer notre responsabilité individuelle. Nous ne devons rien de moins au peuple palestinien et à nous-mêmes.