Talal Asad : pourquoi est-ce que je soutiens le mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions ?

[ Savage Minds est honoré de publier cet essai de Talal Asad. Celui-ci enseigne l’anthropologie au Centre doctoral de Cuny à New York et s’est spécialisé sur la religion et la politique au Moyen-Orient et en Europe.]

Je ne me suis jamais rendu en Israël, ni en Cisjordanie et dans Gaza occupées, mais j’y ai plusieurs amis, juifs et palestiniens, qui enseignent dans des universités là-bas et le fait qu’ils aient rejoint le mouvement BDS n’implique absolument pas la rupture de mon amitié pour eux. Mais je suis horrifié par la destruction sauvage et répétée de Gaza, comme par la lente asphyxie de la société palestinienne vivant sous l’occupation – notamment à Gaza, territoire minuscule assiégé par Israël depuis des années par terre, mer et air. Je suis préoccupé par le fait qu’une majorité d’Israéliens manifeste un soutien fort aux agressions répétées contre Gaza, au cours desquelles des milliers de Palestiniens ont été tués et où un armement infiniment supérieur a été utilisé par les FDI contre des adversaires pauvrement armés. Il existe beaucoup d’hystérie à propos de ces « milliers de roquettes du Hamas qui tombent sur Israël » alors qu’elles n’infligent pratiquement aucun dommage aux civils et bâtiments israéliens. Et pourtant, Israël se présente toujours comme la victime dans ces conflits.

Non seulement les universités israéliennes ont manifesté leur approbation des violences des FDI dans Gaza, mais elles ont renforcé leurs liens concrets avec celles-ci. La société israélienne semble être devenue de plus en plus militariste et méprisante à l’égard des Palestiniens sous son contrôle. Ce sont les institutions d’enseignement, culturelles et d’informations qui encouragent le racisme à l’encontre des Palestiniens. Les critiques de BDS se demandent parfois s’il ne serait pas plus efficace que les Israéliens et les Palestiniens se parlent, plutôt qu’un boycott pour faire évoluer les opinions – ne sont-ce pas précisément les institutions universitaires qui fournissent les espaces où les gens ayant des points de vue largement différents peuvent parler et argumenter ensemble, sans aucune condition préalable. Donc, le boycott des institutions d’enseignement et culturelles ne constitue-t-il pas un rejet de la liberté d’expression, demandent-ils ? On peut leur répondre que cela ne rapporte peut-être rien de discuter sans fin entre adversaires politiques, surtout si l’un des côtés est non seulement et de loin plus puissant que l’autre, mais aussi s’il le considère avec mépris et haine. Il est fait amplement remarquer que les négociations de paix au cours des deux dernières décennies ont totalement échoué. Mais en réalité, il n’y en a pas eu. Elles ont gagné un temps précieux aux colonisateurs – ouvertement financés, encouragés et protégés par l’État israélien – pour s’emparer davantage de la terre et de l’eau des Palestiniens, intensifier le siège punitif de Gaza, et consolider l’occupation israélienne de la Cisjordanie. Pour que les négociations de paix obtiennent un juste résultat, il faut que les parties soient arbitrées par un tiers qui se soit engagé à ce que la justice soit rendue. Et cela n’a certainement pas été le cas dans les soi-disant Négociations de paix où les États-Unis étaient censés être le « médiateur sincère ».

La plupart des Israéliens, semble-t-il, croient qu’ils sont confrontés à une « menace existentielle » venant des Palestiniens. Cette conviction constitue un grave obstacle à l’avènement d’une juste paix. Quand des gens qui vivent dans un État riche et puissant (possédant l’une des armées les plus sophistiquées et redoutables du monde, doté de l’arme nucléaire, fondé sur une économie technologiquement avancée, profitant d’un soutien indéfectible de la part de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ayant de solides traités avec ses voisins égyptien et jordanien et des relations de plus en plus amicales avec les pays du Golfe) quand ces gens affirment qu’ils font face à une « menace existentielle » venant d’une population sans défense, dispersée sur de petits territoires morcelés, dominée politiquement, économiquement et géographiquement par Israël, alors, c’est qu’ils sont paranoïaques (ou délibérément malhonnêtes ). L’enseignement que l’on peut tirer de ce complexe paranoïaque de victime est que la puissance de l’État d’Israël, qui l’encourage, exige un contre-pouvoir pour aider à dissiper l’illusion auto-imposée que se font actuellement les Israéliens. La violence est ni une réponse adroite ni une réponse morale à cette situation. Ce qu’il faut, c’est un effort visant à éduquer les Israéliens, avec des moyens non violents, afin de les obliger à reconnaître le vrai monde dans lequel ils vivent. Un tel effort vers une éducation morale peut échouer, mais au moins, il faut le tenter.

BDS cible les institutions et non pas les individus : ses opposants objectent que la distinction entre institutions et individus peut ne pas être aisée à faire de sorte que des individus innocents sont amenés à souffrir. Bien que juridiquement parlant, les individus comme les institutions sont des « personnes », les personnes physiques sont à la fois constitutives et distinctes des personnes morales (institutions, entreprises), de sorte qu’il ne doit y avoir aucun problème à les distinguer en tant que telles. À mon avis, une personne physique qui défend l’activité injuste d’une institution où il ou elle vit, ou des actions sur lesquelles il ou elle exerce une autorité, cette personne physique doit être tenue responsable des conséquences morales néfastes de ses actions, et il n’est pas surprenant que des gens insistent pour tenir une telle personne responsable. Ainsi, on peut vouloir boycotter le discours de Netanyahu au Congrès, ou chercher à annuler l’invitation d’un juriste qui a autorisé la torture à tenir une conférence dans une université des États-Unis. À mon avis – et j’insiste, ceci ne relève pas du soutien à BDS – la question n’est pas de savoir si on peut faire la distinction entre institutions et individus (évidemment qu’on le peut) mais comment on peut identifier et répondre aux personnes « réelles » (les individus) qui aident et se rendent complices de l’injustice de personnes « artificielles » (les institutions) dont elles sont membres. Et cette question ne peut être résolue qu’au cas par cas.

Mais le boycott des institutions universitaires peut-il aider vraiment à dissiper la paranoïa israélienne ? Mes amis israéliens dissidents pensent que cela aidera à ouvrir un vrai débat public sur ce qu’Israël a fait et continue de faire aux Palestiniens. Je respecte leur jugement en la matière – tout comme j’admire le courage, la cohérence, et la position de principe d’éminentes personnalités, comme Henry Siegman, qui évoquent les valeurs religieuses juives dans leur opposition à la politique du gouvernement israélien à l’égard des Palestiniens à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de 1948, des personnes qui apportent une alternative au monde politique tel qu’il est vu et habité par les ultra-nationalistes israéliens. La jeune génération de juifs américains, israéliens et européens qui se considèrent laïcs est elle aussi engagée dans le BDS – de même que dans d’autres mouvements qui cherchent à faire pression sur l’État israélien dans une variété de forums. (Parmi ceux-ci, et peut-être le plus important à l’intérieur d’Israël, la Liste commune qui a fait son apparition lors des dernières élections, en quête d’une justice politique pour les Palestiniens, de même que d’une justice économique pour tous. Qu’elle parvienne à impacter la politique officielle de la Knesset reste cependant à voir.)

Oui, les boycotts atteignent souvent des personnes innocentes – tout comme les boycotts l’ont fait dans les mouvements pour les droits civiques dans le sud des États-Unis, ou dans le mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud. Mais ces « dommages collatéraux » n’équivalent aucunement à tuer des gens ou à en faire des sans-abri. Il est impossible d’affirmer avec certitude que le BDS (et si c’est le cas, dans quelle mesure) atteindra finalement ses objectifs déclarés, car les actions politiques ont des conséquences qui ne peuvent pas se mesurer pleinement. En fin de compte, beaucoup dépendra de la capacité à conduire les Israéliens, par une combinaison de persuasion morale et de pression politico-économique, dans le sens d’un ordre plus juste qui inclue les Palestiniens. Dans une telle tentative, le rôle des juifs israéliens dissidents sera crucial, mais les institutions et les individus à l’extérieur d’Israël peuvent les soutenir. Le boycott des institutions universitaires israéliennes qui aident à perpétuer l’injustice de l’État israélien est comparable, à certains égards, aux grèves industrielles qui ont aidé à améliorer la vie de la classe ouvrière et, à d’autres égards, à la désobéissance civile qui a aidé à étendre les droits civils – souvent calomniée, quelquefois vaine, mais toujours moyen essentiel pour tenter d’atteindre la justice dans des circonstances difficiles.

(TALAL ASAD, le 20 mars 2015)