Livraisons d’armes à Israël : des ONG franchissent le cap judiciaire

Une dizaine d’ONG saisissent la justice française afin de suspendre les livraisons d’armes à Israël. Elles dénoncent un manque de transparence du gouvernement, dans un contexte où « personne ne peut ignorer tous les indices de commission de génocide » à Gaza.

Rarement une action juridique de cette ampleur a été menée. Ce 11 avril, une dizaine d’organisations – ONG, associations et un syndicat – ont annoncé plusieurs recours pour suspendre les livraisons d’armes de la France à Israël. En tout, trois référés ont été déposés devant le tribunal administratif de Paris ou sont sur le point de l’être.

« Un faisceau convergent d’éléments laisse penser que la France continue de livrer des armes à Israël », explique l’avocat Vincent Brengarth, qui représente un collectif qui réunit Attac, la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR), l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS), l’Association des Marocains de France (AMF), le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT) et l’union syndicale Solidaires.

Il s’appuie notamment sur l’enquête de Disclose et de Marsactu qui a révélé que des composants pour fusils-mitrailleurs fabriqués par l’entreprise française Eurolinks ont été livrés vers Israël à la fin du mois d’octobre 2023. L’avocat espère « obtenir un débat contradictoire avec le gouvernement devant le tribunal administratif », qui devrait être amené à se prononcer dans quelques jours. La France est le deuxième pays exportateur mondial d’armes et une partenaire historique d’Israël.

Si une batterie d’avocats se mobilisent sur cette question, c’est non seulement que la situation est urgente – « Personne ne peut ignorer tous les indices de commission de génocide, du fait des travaux de la Cour internationale de justice (CIJ) notamment », indique Vincent Brengarth en référence à l’ordonnance du 26 janvier sur le « risque plausible de génocide » –, mais aussi que l’opacité sur le sujet est encore quasiment totale. Jusqu’à présent, en effet, les tentatives d’obtenir des réponses du gouvernement sont restées relativement vaines. Malgré les questions écrites et orales adressées au gouvernement par des députés, le ministre des armées Sébastien Lecornu est resté dans le flou.

Sa réponse du 20 février à une question écrite du député La France insoumise (LFI) Aurélien Saintoul pour savoir si la France avait bien suspendu ses exportations de matériel de guerre à Israël en témoigne : l’analyse du ministère « n’a pas conduit à suspendre intégralement le flux d’exportations de matériels de guerre depuis le 7 octobre 2023 »,peut-on lire. « Il y a une absence de transparence et de contrôle parlementaire, observe Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer Armes et conflits d’Amnesty International France. Avec ce référé, nous avons bon espoir de voir enfin le gouvernement entrer dans une discussion sérieuse. »

Sortir d’une zone d’ombre

En effet, alors que la France est signataire du traité sur le commerce des armes (TCA) de 2013 – qui interdit à un État de vendre des armes s’il a « connaissance […] que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre » –, le gouvernement, lorsqu’il est obligé de répondre sur ses exportations d’armes à l’État hébreu, argue régulièrement du fait que celles-ci n’ont que « des fins défensives ».

Auditionné à l’Assemblée nationale le 27 février, Sébastien Lecornu assurait encore que Paris ne livrait à Israël que des équipements militaires « lui permett[ant] d’assurer sa défense ». Sollicité à plusieurs reprises ces derniers mois afin de connaître le détail de ces équipements, et sur quels critères le gouvernement établissait si une arme était « défensive », le ministère des armées n’a jamais répondu à Mediapart. Or l’argument du gouvernement est problématique pour Bertrand Heilbronn, ancien président (jusqu’à il y a peu) de l’AFPS : « Quand bien même ce matériel ne servirait que pour des missiles antiaériens, qu’est-ce qui prouve qu’il ne sert pas à protéger des bases militaires d’où décollent des avions qui vont bombarder les populations civiles de Gaza ? »

De fait, l’expérience invite à la méfiance sur les dires du gouvernement en matière de livraisons d’armes. « S’il y a bien un domaine où la morale est minimale et le cynisme maximal, c’est le commerce des armes, qui est à l’interconnexion des intérêts économiques les plus puissants », cingle l’avocat William Bourdon, qui défend également le collectif d’associations. En 2019, l’ancienne ministre des armées Florence Parly avait ainsi déclaré, au sujet de la guerre au Yémen, où des zones civiles étaient visées : « Je n’ai pas connaissance du fait que des armes [françaises] soient utilisées directement dans ce conflit. » Elle avait été démentie par une enquête de Disclose.

« C’est une vieille rengaine française. En matière de transparence et de contrôle du gouvernement sur l’exportation d’armes, on est immensément en retard », explique l’avocat Matteo Bonaglia pour le compte de l’ONG Action sécurité éthique républicaines (Aser). L’appel des ONG le 24 janvier dernier pour suspendre les transferts d’armes à l’État hébreu et aux groupes armés palestiniens étant resté lettre morte, c’est donc sur le terrain du droit qu’elles sortent l’artillerie. « Les actes de complicité que constitue la fourniture d’armes sont à l’envers de l’obligation de prévenir le génocide », assène William Bourdon. « Il y a besoin de sortir d’une zone d’ombre et de sortir de ce partenariat avec Israël », conclut Vincent Brengarth.

Mathieu Dejean