« La qualification des actes commis à Gaza, notamment l’existence d’un possible génocide, mobilisera les juristes internationaux pour les années à venir »

L’avocat international Johann Soufi affirme, dans une tribune au « Monde », que l’énergie que déploient certains à dénoncer l’utilisation du terme « génocide » pour qualifier le conflit à Gaza vise à nier la gravité des crimes commis par Israël.

Contrairement à ce qui est parfois suggéré, le génocide ne se limite pas à l’extermination d’un peuple. L’article 2 de la Convention [pour la prévention et la répression du crime de génocide] de 1948 inclut, outre le meurtre, quatre actes susceptibles de constituer ce crime, dont l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe ou leur soumission à des conditions d’existence devant entraîner leur destruction physique.

Or, c’est précisément en raison des conditions de vie inhumaines imposées par Israël à la population gazaouie, notamment l’utilisation de la famine comme une arme de guerre et la destruction systématique des infrastructures et de l’environnement, que les juges de la Cour internationale de justice (CIJ) ont estimé, le 26 janvier, qu’il existait un « risque plausible de génocide » à Gaza. Ils ont ordonné des mesures conservatoires strictes, renforcées le 28 mars, pour tenter de le prévenir ou d’y mettre un terme. C’est également ce qui a conduit le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, à solliciter la délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre du premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, et du ministre de la défense, Yoav Gallant, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Pour qu’un acte soit qualifié de génocide, il doit être commis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel », ce qui le distingue fondamentalement des autres crimes internationaux.

Il n’est pas nécessaire que l’ensemble des dirigeants de l’Etat partagent cette intention criminelle. Il suffit, en réalité, que certains hauts responsables militaires ou politiques l’envisagent. Or, c’est précisément ce que les juges de la CIJ soulignent, lorsqu’ils relèvent, dans leur ordonnance, la trace de cette intention dans les déclarations de certains responsables israéliens, par exemple celles du président d’Israël, [Isaac]Herzog, promettant de « briser la colonne vertébrale » des civils de Gaza, ou du ministre de la défense, Yoav Gallant, les comparant à des « animaux humains ».

Dans son rapport du 25 mars, « Anatomie d’un génocide », Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens, tire des conclusions plus fermes de ces déclarations, concluant qu’il existe désormais «< des motifs raisonnables de croire que le seuil du génocide par Israël est atteint ».

Au prétexte qu’Israël serait « la seule démocratie du Proche-Orient » et mènerait un combat civilisationnel contre le Hamas, certains semblent considérer quele mode de gouvernance de l’Etat hébreu ou l’atrocité indiscutable des crimes commis par le groupe islamiste le 7 octobre dispenseraient l’armée israélienne de respecter le droit international.

Intention définitive

En procédant de la sorte, ils réinventent en réalité le concept de « guerre juste » qui a justifié certaines des pires atrocités de l’histoire humaine. Ils confondent la légalité du déclenchement de la guerre (jus ad bellum) avec celle des opérations menées durant le conflit (jus in bello). Il convient de réaffirmer, au contraire, l’universalité de la prohibition des crimes internationaux sans exigence de réciprocité, ce qui signifie que leur commission alléguée par l’une des parties n’autorise aucunement l’autre à en faire de même.

D’autres considèrent, enfin, que l’emploi du terme « génocide » ne serait requis que lorsque l’intention génocidaire est définitivement établie par une juridiction internationale. Cette position est absurde tant d’un point de vue historique que juridique. Premièrement, parce que l’existence d’un génocide ne se limite pas à son constat judiciaire. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler que la notion n’existait pas au moment des procès de Nuremberg [1945], et que des millions de victimes, en Syrie, en Birmanie et ailleurs, sont privées de justice internationale, en raison notamment de blocages politiques au Conseil de sécurité.

Deuxièmement, parce que, comme l’a rappelé la CIJ dans son arrêt Bosnie-Herzegovine contre Serbie de 2007, l’obligation légale des Etats de prévenir le génocide a précisément pour objet d’empêcher, ou de tenter d’empêcher, la survenance d’un tel crime, ce qui nécessite forcément de le nommer avant qu’il ait lieu. Troisièmement, parce qu’il est difficile de distinguer, au premier abord, un génocide des crimes contre l’humanité – de persécution ou d’extermination par exemple – dont sont accusés le premier ministre et le ministre de la défense israéliens par le procureur de la CPI. Enfin, parce qu’il est impossible d’identifier quand débute précisément un génocide tant l’histoire nous montre que les pires crimes de masse sont souvent le fruit de processus multifactoriels et de longues années d’oppression, de discrimination et de déshumanisation de la population ciblée.

La qualification des actes commis en Israël et en Palestine, notamment l’existence d’un possible génocide, est une tâche complexe qui mobilisera les juridictions internationales pour les années à venir. Mais l’énergie que déploient certains à dénoncer l’utilisation de ce terme ne s’inscrit pas dans cette démarche. Elle vise, en réalité, à nier la gravité des crimes commis par Israël à Gaza et en Cisjordanie. Elle révèle surtout une compassion sélective et une indifférence à la souffrance du peuple palestinien, dont certains continuent toujours de nier l’existence. C’est aussi cette invisibilisation que dénoncent certains de ceux qui utilisent le terme aujourd’hui.

Johann Soufi est avocat et chercheur spécialisé en droit international pénal