A Gaza, la destruction méthodique des infrastructures médiatiques

Environ 70 équipements, parmi lesquels des stations de radio, des bureaux de production télévisée et d’agences de presse, dont l’AFP, et des locaux d’instituts de formation de journalistes, ont été attaqués et mis hors d’usage par l’armée israélienne depuis le 7 octobre 2023.

Selon une enquête menée par un réseau de 13 médias internationaux, dont Le Monde, et coordonnée par Forbidden Stories, l’armée israélienne s’est livrée, depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, à une destruction systématique des infrastructures médiatiques de la bande de Gaza. L’objectif non dit consiste à limiter au maximum le flux d’images et d’informations sortant du territoire et à réduire, dans le même temps, la pression s’exerçant sur l’état-major israélien. Selon Irene Khan, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, « lorsqu’il existe une forte probabilité qu’un crime de guerre soit commis, il est évident que la diffusion en direct devient une preuve essentielle ».

Les rares médias présents dans l’enclave avant la guerre avaient élu domicile dans les immeubles les plus élevés. L’AFP occupe les trois derniers étages de la tour Hajji, dans le quartier de Rimal de la ville de Gaza. Le 13 octobre 2023, l’armée israélienne ordonne à un million de personnes d’évacuer le nord de la bande de Gaza. En pleine nuit, les huit employés de l’AFP – des Gazaouis travaillant pour l’agence depuis des années – doivent abandonner la tour. Avant de partir, ils installent une caméra au onzième étage. Alimentée par des panneaux solaires, elle diffuse en continu des images de la ville, scrutées et reprises par les médias internationaux. Un membre de l’agence passe de temps à autre s’assurer de son fonctionnement.

Coordonnées pourtant transmises à Tel-Aviv

Le 2 novembre 2023, une première explosion secoue l’immeuble à 11 h 55. Trois autres suivront, détruisant notamment la pièce qui contient les serveurs informatiques. L’analyse menée par la cellule enquête vidéo du Monde et le média d’investigation allemand Paper Trail Media a permis de localiser l’origine des tirs et leurs auteurs : des chars israéliens positionnés à 3 kilomètres de l’immeuble avec une vue et une ligne de tir dégagées. Ces conclusions sont partagées par plusieurs experts en armement, ainsi que par Earshot, une organisation spécialisée dans l’analyse audio. Les coordonnées du bâtiment avaient pourtant été transmises à Tel-Aviv à plusieurs reprises.

Mais l’analyse du flux vidéo de l’AFP a permis de faire la lumière sur une autre cible des chars ce matin-là. Moins d’une heure avant les quatre frappes contre les bureaux de l’AFP, une attaque a visé un bâtiment voisin : la tour Al-Ghifari, située à moins de 300 mètres. Le Palestinian Media Group (PMG) y avait installé ses bureaux au seizième étage. Plusieurs caméras diffusaient, elles aussi, des images en direct depuis ce bâtiment pour le compte, notamment, de l’agence américaine Reuters et de la chaîne de télévision saoudienne Al-Arabiya.

Le journaliste Ismaïl Abu Hatab préparait un café et s’apprêtait à commencer une nouvelle journée de travail quand l’explosion l’a atteint : « Tout ce dont je me souviens, c’est d’un flash lumineux jaune », se remémore-t-il. Sérieusement blessé à une jambe, il sera évacué vers l’hôpital Al-Shifa. Les caméras de PMG sont détruites. Les tirs provenaient de la même zone que ceux qui ont visé les bureaux de l’AFP et les munitions étaient similaires, selon notre enquête.

« Le char a atteint la cible qu’il visait »

Pour le PDG de PMG, Hassan Madhoun, l’armée allait commencer ses opérations militaires dans la ville et voulait empêcher la diffusion d’images montrant « les crimes et les destructions » qu’elle commettait. « Ils nous ont donc pris pour cible, explique-t-il. Nous diffusions les images sans les commenter. Mais les images semblent déranger l’armée israélienne. »

S’il n’y a pas de preuve formelle d’une stratégie volontaire de la part de l’armée israélienne, cette série de frappes quasi concomitantes interroge. Adrian Wilkinson, un ingénieur spécialisé dans les explosifs qui travaille régulièrement pour les Nations unies, exclut la possibilité d’une frappe accidentelle : « Le type d’arme employé et la précision inhérente au système d’armement des chars israéliens signifient que le char a atteint la cible qu’il visait. » Les diffusions en direct depuis l’enclave des chaînes libanaises Al-Mayadeen et Al-Jadeed ont également été attaquées.

« Nous avons vraiment besoin qu’Israël revienne et nous explique quelle est sa politique concernant les directs dans les différents endroits. Et si, d’une manière ou d’une autre, il les considère comme des cibles légitimes. Parce qu’il y a suffisamment de preuves circonstancielles qui nous laissent soupçonner que c’est ainsi qu’ils procèdent », a réagi Phil Chetwynd, directeur de l’information de l’AFP, dans une interview accordée au consortium.

Ce n’est pas la première fois que des journalistes voient leurs bureaux et équipements détruits dans la bande de Gaza. En mai 2021, une tour abritant la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira et l’agence de presse américaine Associated Press a été frappée sous prétexte que des locaux du Hamas s’y trouvaient. L’armée israélienne n’a jamais fourni de preuves de cette accusation. Mais depuis le 7 octobre 2023, l’ampleur des attaques contre les locaux de presse est inégalée. Selon le Syndicat des journalistes palestiniens (PJS), environ 70 infrastructures médiatiques, dont des stations de radio locales, des bureaux d’agences de presse, des bureaux de correspondants télévisés et des instituts de formation de journalistes, ont été partiellement ou totalement détruites depuis le début de la guerre.

Tué dans sa voiture

Parmi ces institutions figure un symbole du journalisme indépendant à Gaza, la Maison de la presse (Press House). Inaugurée en 2013, elle a formé toute une génération de jeunes reporters gazaouis confrontée à l’autoritarisme du Hamas et à la précarité économique. « Il n’y avait pas de place ou de structure pour les journalistes indépendants, les personnes qui ne sont pas affiliées aux forces politiques locales », raconte Ibrahim Barzak, ancien correspondant de l’Associated Press à Gaza et membre du conseil d’administration de l’institution, pour expliquer la genèse du projet.

Ce lieu est l’œuvre de Bilal Jadallah, 45 ans, qui avant la guerre déclenchée en 2023 avait facilité le travail de reporters étrangers dans la bande de Gaza, dont ceux du Monde. Le 19 novembre 2023, M. Jadallah a été tué dans sa voiture sur la route Salah Al-Din, alors qu’il tentait de rejoindre sa famille dans le sud de l’enclave. Cette voie d’évacuation avait pourtant été déclarée sûre par l’armée israélienne.

Ce jour-là, le premier témoin qui s’approche de la petite Kia grise trouve Bilal Jadallah affalé sur son siège, blessé à la tête par les éclats d’un obus M339 tiré par un char israélien. Le directeur de la Maison de la presse, encore conscient, tente de trouver son téléphone pour appeler ses enfants. Il meurt une heure plus tard.

Maison de la presse totalement détruite

Deux jours après le début de la guerre, le 9 octobre 2023, il avait accueilli des dizaines de journalistes à la Maison de la presse. Des collègues venus s’équiper en matériel de protection et se mettre à l’abri. Environ 80 gilets pare-balles estampillés du logo de l’institution et du mot « Press » avaient été distribués. « Bilal avait décidé de transformer la Maison de la presse en lieu de travail pour les journalistes, explique Ibrahim Barzak. Ils pouvaient utiliser le générateur d’électricité et bénéficier d’un accès gratuit à Internet. »

« Bilal a servi un repas chaud à tout le monde : de la viande et du riz. Nous avons mangé en pensant à l’avenir qui nous attendait. Un avenir vague et lugubre », écrit dans son journal Atef Abu Saif, 51 ans, écrivain et ministre de la culture de l’Autorité palestinienne, qui effectuait une visite familiale dans la bande de Gaza quand la guerre a commencé. Quelques heures plus tard, une frappe détruit l’immeuble voisin, qui abrite l’opérateur téléphonique Paltel. La connexion Internet est définitivement coupée. La plupart des journalistes évacuent la ville de Gaza pendant la seconde quinzaine d’octobre.

Le 29 janvier, les chars israéliens sont à 100 mètres de la Maison de la presse de Gaza. L’armée se retire de ce quartier onze jours plus tard. Revenu sur les lieux à vélo le 10 février, son directeur financier, Mohammed Fares, découvre que l’institution a été totalement détruite, alors qu’« aucun des bâtiments situés autour n’a été endommagé ». Une manière de sous-entendre que la Maison de la presse a été spécifiquement visée. « Les Norvégiens et les Suisses [les deux principaux pays donateurs] avaient donné nos coordonnées à l’armée afin d’éviter tout ciblage », affirme Rami Abu Jammous, directeur par intérim. « La Maison de la presse était une étape obligée sur l’itinéraire des diplomates en visite dans les territoires occupés, souligne Ruben Johansen, premier secrétaire politique du bureau de représentation norvégien en Cisjordanie. La mort de Bilal Jadallah est une perte énorme, une perte personnelle pour le bureau de représentation norvégien. Mais c’est aussi une perte inestimable pour la Palestine. »

Outre Bilal Jadallah, deux autres membres de la Maison de la presse, Ahmed Fatima et Mohammed Al-Jaja, ont été tués depuis le début de la guerre. Selon Hatem Rawagh, responsable des opérations d’urgence, parmi les 80 journalistes qui y ont reçu un gilet pare-balles le 9 octobre 2023, onze sont morts depuis.

Par Madjid Zerrouky, Arthur Carpentier et Cellule Enquête vidéo

Article rédigé avec Farah Jallad (Arab Reporters for Investigative Journalism), Hoda Osman (idem) et Léa Peruchon (Forbidden Stories).

  • Photo : Le haut de la tour Hajji, qui abrite plusieurs bureaux dont ceux de l’Agence France-Presse (AFP), touché par une frappe, dans la ville de Gaza, le 3 novembre 2023. BASHAR TALEB / AFP